Chris L., pour Bulles de culture
Sara Rosenberg, argentine de naissance, a posé définitivement ses valises à Madrid en 1982, après des haltes au Canada, au Mexique, à Cuba, en France. Peintre, dramaturge et écrivain, elle connut durant trois ans les geôles de la dictature Videla dans les années 1970, en sa qualité de militante engagée à gauche, à tout juste vingt ans. Un fil rouge, porté par une superbe traduction de Belinda Corbacho, paru dans la collection La Sentinelle en 2013, repris dans la collection La sente en juin 2022 toujours aux éditions La contre allée, plonge le lecteur dans un roman polyphonique relatant qui fut Julia Berenstein, jeune femme éprise de liberté et de justice, insaisissable, opposante de tous les instants, au péril de sa vie. La critique et l’avis sur le livre.
Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L.
Deux décennies d’une Argentine meurtrie
Cette vie d’une activiste, parmi d’autres, qui a connu l’emprisonnement, la traque incessante des autorités, le vol d’un enfant, c’est tout cela que Miguel, inconsolable et fidèle ami d’enfance, un des survivants de ces années sombres, souhaite retranscrire dans un film au plus près la réalité. Presque vingt ans se sont écoulés depuis les évènements mais il espère cependant pouvoir approcher qui fut réellement sa chère amie, si énigmatique, si incontrôlable. De multiples rencontres sont organisées avec ceux et celles qui l’ont connue, approchée, partagé sa vie d’étudiante, sa maternité, ses amours, sa détention, et même trahie. Par bribes elle reprend vie, et lui peut faire son deuil. Grâce à ces témoignages, la propre vision de Miguel, aux notes de Julia retrouvées dans un livre, Un fil rouge, sans aucun ordre chronologique, déroule deux décennies d’une Argentine meurtrie, dominée par des coups d’état militaires, sanglants, semant peur, terreur, malheurs, douleurs, alimentant la résistance et la lutte d’indomptables combattants pour une société plus juste.
Julia, refusant les normes sociales imposées par sa famille
Julia, issue d’une famille bourgeoise, dirigeante d’une entreprise en génie civil à Tucumán, apparaît comme « un esprit exalté », remplie d’extravagances, « mêlée à des histoires pas catholiques », déjà fichée par les militaires à son entrée à la faculté des Beaux-Arts. Refusant les normes sociales imposées par sa famille et par la société, elle se rebelle, provoque mais « elle était belle malgré sa tête rasée » volontairement. Elle mène une vie débridée sexuellement tant « elle était toujours amoureuse ». Elle s’investit dans l’engagement politique extrême comme le fit son grand père en Ukraine avant d’émigrer.
De l’impression de journaux clandestins à leur distribution, de manifestations en appels à la grève auprès des sociétés sucrières, elle est arrêtée avec quelques frères d’armes après le braquage d’une Caisse d’Épargne provinciale. Après la prison dont celle de Rawson en Patagonie, célèbre pour ses massacres perpétrés, l’amnistie accordée au début de l’éphémère période démocratique, agitée, que connut l’Argentine entre 1973 et 1976, permet à Julia de retrouver la liberté, de s’engager dans une vie coopérative et égalitaire à Catamarca, dans le monde agricole au pied des montagnes, loin du tumulte de sa vie antérieure.
Quelques mois après l’obtention du pardon, « ils ont tous été poursuivis à nouveau, tués un par un, tous ceux qui avaient été amnistiés », une véritable chasse menée par un groupe paramilitaire, avec la bénédiction des autorités. Intimidations, arrestations, tortures, exécutions, disparitions s’enchaînent. Pour échapper à ces actes innommables, elle fuit avec son mari et son fils, avec l’aide de voisins bienveillants. Après la Bolivie, la petite famille s’établit au Mexique, mais un jour Julia prend de nouvelles décisions, incompréhensibles, lourdes de conséquences.
Débordant de vérités
Tourmenté, Miguel, portant la culpabilité du survivant, n’a de cesse de trouver des informations sur Julia. Des traces contradictoires sont apportées par ceux et celles qui à un moment l’ont croisée, aimée, détestée, et qui pour certains ont pensé qu’elle relevait purement et simplement de l’hôpital psychiatrique, « elle ne respectait rien et elle était nocive, au fond, elle croyait toujours avoir raison. » Autant de personnes qui donnent des visions si différentes de cette jeune femme imprévisible, au gré de mémoires plus ou moins fragiles et surtout figées. Une époque impossible à oublier, celles des militaires triomphants dans leurs dictatures criminelles, pour ceux qui ont vécu cet enfer et y ont survécu. Une page d’histoire pesante qui pèse également sur les épaules de leurs descendants.
Notre avis ?
Un fil rouge est un très beau livre, sobre, âpre, exigeant, débordant de vérités, où Sara Rosenberg a vraisemblablement laissé quelques empreintes de sa vie. Construit comme un puzzle, où certaines mémoires, même vingt ans après les évènements, demeurent bloquées, ou volontairement défaillantes, aucune certitude n’est apportée au terme de la dernière page. Julia, inoubliable, incandescente, renferme encore beaucoup de secrets.
En savoir plus :
- Un fil rouge, Sara Rosenberg, La contre allée, 272 pages, juin 2022, 9,50 euros
Cette récension a été publiée sur Bulles de culture.