Revue de presse

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Du papier des pieds à la tête

A quoi la vie d’une femme poète ressemble-t-elle en 2018 ? Dans cette série de très courts textes autobiographiques, la Nantaise Sophie G. Lucas ouvre une fenêtre sur quelques-unes des forces vives qui composent son quotidien. Une partie évoque des bribes de souvenirs de se nombreuses lectures publiques et de ses ateliers d’écriture en milieu psychiatrique et carcéral.

L’autre partie livre le récit d’un voyage à Montréal, puis à New York. Plusieurs fois, elle dit l’incongruité de la condition du poète confronté aux cadres et aux attentes de la vie matérielle : comment être comprise par sa propre mère ? Que répondre au conseiller professionnel qui lui assène « comme tout le monde », de « vouloir acheter des choses », assez « fixée dans la réalité » ? Vêtue de mots et de papier « des pieds à la tête », convaincue de la place irremplaçable de la poésie dans le monde, Sophie G. Lucas creuse les à-côtés, les zones périphériques, les « juste-avant » et les « tout-de-suite-après » de cette existence pleinement vécue par l’écriture et la lecture.

Avec une grande délicatesse, et cette façon si désarmante de faire désobéir l’ordinaire, elle donne à sentir « ce truc d’être constamment à côté de la vie quand on écrit, d’être incapable de faire autre chose, de vivre autre chose. »

A toutes les pages s’insèrent les voix d’auteurs avec lesquels elle entretient un rapport d’intense compagnonnage. Entrant en dialogue avec Baudelaire, Kerouac, et l’Alice de Lewis Caroll, elle signe un lucide et poignant éloge de la situation d’auteur (…).

Estelle Lenartowicz

France Culture

France Culture

A écouter, l’émission croisée de Manou Farine dans Poésie et ainsi de suite du vendredi 01 juin 2018 sur France Culture (A écouter, l’émission croisée de Manou Farine dans Poésie et ainsi de suite du vendredi 01 juin 2018 sur France Culture (écouter l’émission)

Portrait du poète en insupportable écrivain

Insupportable poète? Pourquoi est-on poète ? Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’un écrivain et le cas échéant un poète ? De quoi parle-t-on quand on parle de la condition du poète ?

Et si le milieu de la poésie était un corps social comme les autres ? Avec ses anecdotes,  ses renoncements, ses obstinations, ses institutions, ses chapelles, ses dominants, ses dominés et ses obsessions de reconnaissance ? Cyrille Martinez signe Le poète insupportable et autres anecdotes (Ed. Questions théoriques) et Sophie G Lucas Assommons les poètes ! (Editions La Contre-Allée).

Nos invités  :

Sophie G. Lucas, poète nantaise, Révélée avec son recueil Nègre blanche (Le dé bleu, 2007) qui a reçu le Prix de Poésie de la ville d’Angers présidé par James Sacré, elle a notamment publié aux états civils Notown (2007) et moujik moujik (2010), réédités en un seul volume en 2017 à La Contre Allée. Elle partage son écriture entre une démarche autobiographique et intime, et une approche sociale et documentaire. Elle vient de publier Assommons les poètes! aux éditions de La Contre-allée.

Cyrille Martinez, poète, est né en 1972 à Avignon. Il est notamment l’auteur de Musique rapide et lente, Deux jeunes artistes au chômage et La Bibliothèque noire (Buchet Chastel, 2014, 2011, 2018) ; Chansons de France et Bibliographies  (Al Dante, 2010 et 2008) ; L’Enlèvement de Bill Clinton (400 coups/ L’instant même, 2008) et Le poète insupportable et autres anecdotes (Questions théoriques, 2018). Il a publié dans de nombreuses revues de poésie, comme Java, If, Action poétique, Nioques… Il a contribué à des ouvrages collectifs comme Que fabriquent donc les hommes ensemble : anthologie érotique (La Musardine, 2013), Nevermind : 13 histoires grunge et noires (Buchet, Chastel, 2013), My favorite things : le tour du jazz en 80 écrivains (Alter Ego, 2013), Poésure et sculptrie (Al Dante/MAC VAL, 2010). Il a coécrit, avec Richard Dailey, le catalogue de Corinne Marchetti intitulé Liberté sexe éducation (One star press/galerie Laurent Godin, 2007). Entre 2000 et 2014, il a donné de nombreuses performances en France et à l’étranger, en solo ou avec un de deux groupes de reprises : Jaune Sous-Marin et FrancePo. Il a contribué à de nombreuses expositions, notamment La Flamme éternelle de Thomas Hirschhorn (Palais de Tokyo, 2014).

Poezibao

Article croisé sur le métier de poète par Jean-Pascal Dubost, le 01/06/2018 sur Poezibao. (lire l’article)

Juste après Le Vocaluscrit de Patrick Beurard-Valdoye1, paraissent presque simultanément deux autres livres qui traitent d’un même sujet : les conditions de travail du poète contemporain, et de vie ; tous deux sous un angle similaire : celui de l’anecdote. C’est malicieusement répondre au fait que la poésie et le poète marquent d’une présence anecdotique le champ social et le champ littéraire (et commercial). Mais si l’angle d’attaque est similaire, toutefois la qualité du traitement de l’anecdote n’est guère comparable.

Christophe Hanna l’écrit dans son avant-propos au texte de Cyrille Martinez, « Logique de l’anecdote » : « Pourtant, et ce depuis Montaigne au moins, il est possible de repérer un usage bien spécifique de l’anecdote : elle sert de point de départ, et même de matrice au développement d’une écriture théorique. » Montaigne a eu recours au particulier pour élaborer une pensée de son époque, qui l’outrepasse ; et s’il écrit « je suis moy-mesmes la matiere de mon livre », on sait combien ladite matière est devenue édifiante.

À la différence de son illustre prédécesseur, Cyrille Martinez n’emploie pas l’anecdote pour ourdir l’essai dans ses propres textes ; de leur commencement à leur terme, ils racontent une histoire vécue, ne digressant que pour étayer l’anecdote ; on les rapprochera des historiettes de Tallemant des Réaux. En 24 de ces textes, il balaie diverses problématiques de la poésie contemporaine, fait un tour d’horizon non exhaustif mais assez complet et informé des pratiques sociales et littéraires inhérentes à ce microcosme. L’anecdote est, dans ce livre, une narration des faits, comportant un caractère objectif mais édifiant, souvent teintée d’une nuance d’ironie. Pour ce faire, l’auteur a eu recours soit à des péripéties personnellement vécues, soit à des faits rapportés par des tiers qu’il a récoltés par-ci par-là. La question de la rémunération du poète, de sa représentation, de ses pratiques littéraires et socio-littéraires et mondaines, de son image, en sont les principaux axes. Jamais le poète ni le milieu de la poésie ne sont angélisés ; ainsi le texte « Le poète performer qui se fit voler sa formule », dont le titre évoque la fable, relate comment le protagoniste de l’anecdote s’est fait piquer une idée de performance, une façon de plagiat qui aura rapporté plus au plagiaire qu’au plagié ; or, ce texte, au-delà d’une anecdote individuelle, pointe certaines manies de filer le filon trouvé par un plus inventif que les autres, repérables notamment dans le domaine de la performance. Non plus Cyrille Martinez ne donne dans l’onomastique : on croise la poète ou le poète, le poète reconnu, le directeur de centre, l’éditeur, le Centre de poésie, la biennale de poésie, le journal national etc. Proche de la figure allégorique, la neutralité par l’anonymie renforce les faits particuliers dans leur intention gnomique, fait alors loi générale, élargit et infère une réflexion. Tous les textes prennent place dans un questionnement global ; par exemple « Le poète qui avait honte » ou « Le poète et la bourse de création littéraire » abordent de biais la question des genres (poésie, roman, inclassable). Il n’y a aucune complaisance dans les anecdotes de Cyrille Martinez, et on relèvera sa capacité aussi à l’autocritique : les poètes ne sont-ils pas eux-mêmes responsables des brutalités dont ils se plaignent ? Ce qui rend le poète insupportable. (Le titre de l’ouvrage renvoie au texte éponyme narrant les agissements d’un poète prétentieux, investi ironiquement ici de l’atavofigure du poète…) Peu importe qu’on reconnaisse tels ou tels dans certaines situations, le propos n’est pas à ce niveau ; dénoncer n’est pas l’objectif. Ce livre est une galerie de portraits qui dégage une typologie du poète moderne. L’anecdote de Cyrille Martinez est une pensée voilée. Dans un style clair et journalistique, elle porte en elle ce que Christophe Hanna appelle une « certaine théoricité potentielle », s’élève au-dessus de la matière brute du livre, au-dessus du niveau zéro de réflexion, et quitte le microcosme poétique pour toucher au macrocosme et revenir audit microcosme et en mieux souligner les difficultés intrinsèques (résumées en une litanie : « C’est difficile pour un poète de publier dans les revues. C’est difficile pour un poète de faire des livres. C’est difficile pour un poète de trouver un éditeur. C’est difficile pour un poète d’être présent dans les anthologies. C’est difficile pour un poète d’être invité à des festivals. C’est difficile pour un poète d’obtenir des bourses. C’est difficile pour un poète d’aller en résidence et de s’y faire payer. C’est difficile pour un poète de gagner de l’argent. C’est difficile pour un poète de récupérer l’argent qui lui est dû. C’est difficile, pour un poète invité à faire une lecture à Limoges, Nantes ou Rennes, de ne pas céder quand on lui dit : Pourrais-tu avancer les billets de train ? on te remboursera. C’est parfois difficile, pour un poète, de se faire envoyer le numéro de revue dans laquelle est publié un de ses textes. C’est toujours très difficile, de se dire poète en société » – in « Le poète inédit »). La litanie ayant ici pour effet de brocarder une tendance à la plainte chez les poètes.

C’est un livre maîtrisé qui, brassant une savante bibliothèque d’essais, d’historiettes, de fables, de caractères, de mémoires et de confessions, propose à l’intelligence du lecteur une autobiographie critique et mordicante et prospective de la poésie contemporaine, qui complète un corpus actuel et critique de la poésie contemporaine sur « l’utilité » du poète, ou de l’écrivain, son improductivité, et voisine avec le texte que Nathalie Quintane publia sur sitaudis : « Les poètes et le pognon »2, et avec quelques autres.

Contrairement à Cyrille Martinez, Sophie G. Lucas traite l’anecdote par le privé et l’égotiste et n’atteint pas la qualité du raisonnement inductif du premier. Le titre est un emprunt à un « petit poème en prose » de Charles Baudelaire : « Assommons les pauvres ! », texte assez caustique où le narrateur, après avoir rué de coups un vieux mendiant, voit « cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée » et se rebeller, par là, lui rendre la pareille, assavoir des coups ; et en définitive, l’un et l’autre en venant à se respecter. La fable de Baudelaire est d’une vision philosophique atemporelle, sur un ton qui n’admet pas le fatalisme.

La rébellion n’est pas ce ton qu’on voit monter comme le lait sur le feu, dans le livre de Sophie G. Lucas, et le poète (masculin générique) y reste enfermé dans l’image de ce pauvre assommé qui n’a de recours que de faire le dos rond dans l’écriture sous les coups qu’il reçoit. Mais alors, quoi fait que quasi les mêmes faits racontés ont dans le premier livre une portée qui excède l’anecdote, quand dans le second, ils ne font que faire pleuvoir sur ce qui est déjà mouillé ? Les raisons sont nombreuses.

Le premier texte d’Assommons les poètes ! « A part ça », est à ce titre représentatif, dès son incipit : « Et à part écrire, vous faites quoi dans la vie ? » Une question que les poètes auront certes quantité de fois entendue dans la bouche du profane ignorant et un tantet condescendant, ad nauseam, et qui aura maintes et maintes fois fait le tour des conversations du milieu poétique, mais à tel point qu’elle n’a plus aucune résonnance pénétrante (Cyrille Martinez évoque la question aussi, mais sous un angle moins candide) ; c’est un hyper-cliché devenu de la misère des poètes. On en relèvera une palanquée, de ces clichés, dans les textes de ce livre : « Un poète, ça ne fiche pas grand-chose », « Et pour ces jeunes gens, comme pour beaucoup d’autres jeunes gens, la poésie rime avec amour » ; mais en surnombre, ils alimentent le poncif plutôt que de le vider de sa moelle ; la poète met les pieds dans le plat sans en sortir. On trouvera de même, de-ci de-là, quelque métaphore éculée, comme celle reprise au conte qu’on connaît, et de façon enfantine, trop enfantine, douçâtre voire : « Demain je reprends la route. Des petits cailloux ont été semés derrière. Je retrouverai mon chemin. Je reviens dans quelques mois. Semer encore quelques cailloux » (censés mener vers la poésie, il va sans dire). L’accumulation de clichés, de poncifs et de métaphores archi-usées, rapportés à la personne de l’auteure et dans une langue plus teintée d’ingénuité que d’ironie écarte toute portée critique à l’anecdote, et ce quoiqu’elle essaie comme Montaigne de la traiter dans le mouvement d’une pensée : « La poésie n’est pas que lecture publique. C’est un texte écrit. Et cela se passe, aussi, entre le lecteur, le livre et le poète » (mais la banalité du propos, après tout ce qui s’est écrit d’intelligent sur le sujet depuis les années 60, laisse perplexe). Ce livre manque cruellement de fonds, et on lira avec plus de profit intellectuel la « Volte-face » de Patrick Beurard-Valdoye : « Aller vers l’autre par la parole, adresser, c’est mesurer l’intervalle qui me sépare de la voix de l’autre. Une sorte de mitoyenneté fonde l’emplacement de la voix, et le partage de la parole dans son étendue. Comment graver la mémoire du retour-né de l’écrit ? J’appelle cette transcription, garante contre l’oubli, vocaluscrit »3. On lit les textes d’Assommons les poètes ! comme on enfonce le doigt dans une substance molle, ça ne résiste pas.

On ne trouvera pas ces clichés de plain-pied dans Le poète insupportable, mais au second étage de la lecture.

Si dans Le poète insupportable l’identité des protagonistes ne compte pas, elle prime dans Assommons les poètes !, puisqu’elle est celle et uniquement de l’auteure du livre (ses résidences, ses lectures publiques, ses ateliers, ses auteurs de prédilection etc.) ; et si l’essentiel de sa matière est autobiographique (sinon (auto)fictionnelle), elle ne quitte pas les murs qui l’entourent, séjourne dans le cercle restreint de soi-même et ne propose aucune perspective, avec une écriture qui, au contraire de celle de Cyrille Martinez, poétise, dans le sens où elle tend à emporter l’adhésion du lecteur, non point par une savante rhétorique générant une implicite réflexion, mais en prenant le lecteur par les sentiments au moyen d’une gentillesse de phrase qui ne provoquera qu’une petite indignation, digne d’un hoquet passager. C’est ici, las, l’évocation du métier de poète par le petit « je » de la lorgnette.

On arguera cependant que le présent ouvrage relève du témoignage, admettons, car « il s’agissait d’évoquer le travail d’écriture, la poésie, sous un angle léger, de remettre à sa place l’image du poète », écrit Sophie G. Lucas en postface (à propos de certains textes issus de commandes). Mais quand même, aborder la poésie « sous un angle léger » (qui recouvre l’ensemble de l’opus), n’est-ce pas abonder dans le sens de ce qu’attendent mécène et lecteur à l’estomac fragile, et se soumettre et obéir à l’air du temps, et être, comme le réprouve Christian Prigent, « ad hoc au bon chic d’époque », qui ignore l’existence des poètes, et laisser considérer que la poésie doit être légèreté naïve et « petits cailloux », toute propre, sans sueur sans odeurs ni merde ni boue ni glyphosate ? Ça a un petit air de printemps des poètes.

On eût fort apprécié quitter l’image chromolithographique du poète malmené ; et que cette « antique carcasse », la poésie, se retournât avec une énergie insoupçonnée et se rebellât pour gagner le respect de ceux qui la regardent avec morgue. On ne quitte pas le culte du poète socialement maudit et de sa mission apostolique : « Alors comment conquérir un public jeune ? En faisant ce que beaucoup d’entre nous font déjà : aller dans les classes, de la primaire au lycée […] Et c’est là que nous conquérons les futurs lecteurs de poésie » : on entend le ricanement de Gombrowicz : « Ah ! le Verbe du Poète, la mission du Poète, l’âme du Poète ! »4. L’auteure croyant fermement, dans le même texte, que « le petit miracle des mots » aura lieu, voilà une thaumaturgie poétique qui tendrait à renforcer l’image du poète en élu. Tombant dans le piège d’une douce déploration sans incidence, elle glorifie indirectement le rôle du poète, et, in fine, obtient le contraire de son intention (« remettre à sa place l’image du poète »), le misérabilise et le sclérose plutôt dans une image d’Épinal. Les textes de ce livre, considérés les uns à la suite des autres, composent une litanie de la plainte, comme s’en amuse Cyrille Martinez. On est loin du risque (et plaisir) « aristocratique de déplaire » de l’auteur d’« Assommons les pauvres ! », et de sa causticité. Assommons les poètes ! appartient à la catégorie des livres accessoires que « le temps généralement [les] digère vite, sans renvois, sans crise d’aérophagie » (C. Prigent)5. On eût aimé une dimension plus politique et plus combattive, moins introspective, acquiesçante et quiescente.

En comparaison, l’anecdote, chez Cyrille Martinez, a des armes6.

Jean-Pascal Dubost

1 Patrick Beurard-Valdoye, Le Vocaluscrit, Lanskine, 2017 ; ouvrage qui a été recensé sur Poezibao le 13 décembre 2017, et dont on peut lire des extraits sur le site le 22 septembre 2017.

2 Nathalie Quintane, « Les poètes et le pognon », sitaudis, 23 février 2015, lien ici.

3 Op. cit.

4 « Contre les poètes », une conférence de Witold Gombrowicz écrite en 1947, publiée dans la revue Kultura en 1951, et que l’auteur a intégré dans son journal (qu’on lira dans Journal tome I 1953-1956, Gallimard, 1995, pp. 465-479).

5 Christian Prigent, Une erreur de la nature, P.O.L., 1996.

6« Toi aussi, tu as des armes, essaie de t’en souvenir » écrit Hugues Jallon dans « Toi aussi, tu as des armes », poésie & politique, La Fabrique éditions, 2011.

Le feu central

Assommons les poètes ! de Sophie G. Lucas sur le blog de François-Xavier Farine, Le feu central.

Pour lire directement l’article sur le site, c’est par ici.

Dans cette publication de poche, Sophie G. Lucas a regroupé plusieurs textes et chroniques ayant trait à la poésie, à l’image du poète, son quotidien et sa condition – généralement véhiculées par l’opinion commune – et qui tordent justement le cou à l’ensemble de ces clichés qui ont encore la vie dure au printemps de la poésie. Dans cet essai composé de quatre parties (« Écrire, Faire écrire », « Lire (à voix haute) », « Résider » et « Résister »), on retrouve avec bonheur l’écriture pointilleuse, précise et engagée de Sophie G. Lucas. J’aime chacun des livres de Sophie G. Lucas qui, l’air de rien, donne des coup de pieds dans la fourmilière des idées courtes, avec beaucoup d’à propos, sans jamais non plus hausser le ton. 

Ce petit livre revigorant est à la fois un véritable plaidoyer à la gloire de la poésie et un cri de révolte et de résistance de l’auteure face à la bêtise galopante ou rampante, et à ce monde où, pour beaucoup d’entre nous, « l’homme fonctionne, se perd et ne vit plus. »

Un extrait : À part ça

« Et à part ça écrire, vous faites quoi dans la vie ?

Chaque fois que la petite dame du rez-de-chaussée m’attrape dans le couloir, invariablement, elle me pose la question fatidique. J’ai beau essayer de l’éviter, elle doit me guetter derrière sa porte. (…) La petite dame me parle de la pluie et du beau temps, mais toujours, elle trouve le moyen de glisser Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? (…)

Parce qu’en plus d’écrire, il faut gagner sa vie. (…) J’aurais pu énumérer à la petite dame tous les métiers que j’ai exercés pour pouvoir continuer à écrire : femme de ménage, serveuse, plongeuse, animatrice d’une ligne rose, formatrice, aide-documentaliste, animatrice de radio, laveuse de flacons d’urine et autres fluides dans un laboratoire, technicienne de son, aide-ménagère pour personnes âgées, correspondante de presse (…). »

Sophie G. Lucas, Assommons les poètes !, Editions La Contre Allée.

Revue Texture

Jacques Morin – Les lectures de Jacmo 2018

Sophie G. Lucas : « Assommons les poètes ! »

L’auteure l’indique en postface : il s’agit d’ « un cahier de notes », à la limite du blog, du journal et du feuilleton. On est à cheval sur des choses vécues surtout, et aussi d’autres inventées. L’écriture de Sophie G. Lucas garde toujours sa fibre sociale, mais cette fois, la focale se retourne sur elle-même, c’est sa condition de poète, « métier » inconfortable s’il en est, qui est au centre du livre. Que ce soit dans les ateliers d’écriture avec des publics très variés, que ce soit à Dunkerque ou Montréal, que ce soit avec Alice de Carroll ou le Jack Kerouac, chaque texte est l’occasion d’écrire, ce qui est premier, mais aussi d’écrire avec, puisque le cheminement est toujours accompagné d’un autre auteur, et d’une œuvre, citée et donnée en référence.

Il n’empêche que l’ensemble, composé de ces chroniques, articles, épisodes et autres récits convergent vers la même définition du poète ici et aujourd’hui. Dans sa vie de tous les jours et ses activités de subsistance, en dehors des sentiers habituels… Ainsi le recruteur de l’agence pour l’emploi lui dit dans son langage brut : « Vous n’êtes pas assez fixée dans la réalité », la définissant paradoxalement assez finement. Avec ce recueil de vie, Sophie G. Lucas assume pleinement sa condition de poète, forcément en marge de la société.

(10 €. La Contre-Allée. BP 51060 – 59011 Lille Cedex.)

Pour lire l’article directement sur le site, c’est par ici.

AlterNantes FM

Voyages au bout du livre sur Alternantes
Emission d’avril consacrée notamment à Assommons les poètes !  de Sophie G. Lucas

A partir de la 31e minute :

« – Je vais vous parler du dernier livre de Sophie G. Lucas qui est loin d’être une inconnue parce qu’elle a beau être de la région, sa notoriété commence à devenir vraiment nationale pour le coup. Sophie G. Lucas est nazairienne de naissance, nantaise de vie depuis de longues années déjà. Et elle fait paraître son troisième livre aux éditions de La Contre Allée. Je mets un bémol parce que La Contre Allée avait récupéré les droits d’un livre paru ailleurs, moujik moujik, et avait ensuite fait paraître un inédit qui s’appelle Témoin, qui est assez intéressant puisque Sophie G. Lucas partait au tribunal de Nantes où elle assistait à des procès, et puis elle mettait cela en forme avec des petits textes qui faisaient eux-mêmes échos à d’autres petits textes évoquant son histoire personnelle. C’est un livre qu’il faut aussi avoir lu. C’est une façon d’aborder la poésie qui n’est absolument pas classique. Ce n’est pas du tout celle qu’on a pu apprendre à l’école, enfoncée dans la tête à coups de marteau.  On est très loin des rimes. C’est plutôt une poésie qui fait partie de la vie. Donc Sophie G. Lucas est poète et vient de faire paraître Assommons les poètes !  C’est poétique parce que son écriture est poétique, mais en fait, ça parle vraiment de la vie qu’on prête à une poète. C’est-à-dire, aujourd’hui, comment on fait pour vivre de sa plume tout simplement. C’est des billets de son blog qu’elle a ouvert il y’a un peu plus de dix ans, une quinzaine d’année à peu près, sauf erreur. Au fur et à mesure qu’elle écrivait sur son blog, elle s’est rendu compte que le contenu devenait cohérent et que ça donnait aussi peut-être une approche (étant elle-même en confrontation avec des lycéens par exemple dans le cadre d’ateliers d’écriture), elle s’est rendu compte qu’il y avait une méconnaissance totale de ce que pouvait être la vie d’un écrivain ou d’une poète à l’heure actuelle. C’est décidé avec son éditeur, que l’on a vu à Nantes il n’y a pas très longtemps car ils sont en train de fêter leurs dix ans, elle a eu l’accord de faire paraître ce petit texte qui est tout petit, qui est tout joli, qui vaut 10 € en plus, donc c’est vraiment très accessible et que je considère être un manifeste parce que ça rassure de savoir que des gens vont faire le choix acté dans leur vie de peut-être mettre de côté un chemin classique, un CDI tout bêtement, acheter une maison, beaucoup voyager parce qu’on a les moyens de le faire, mettre tout cela entre parenthèses parce qu’il y’a l’appel de la création qui est tellement fort qu’on peut pas y résister, quitte à se priver d’argent, quitte à galérer, quitte à vivre de tout cela un petit peu. Mais dans tous les cas, dans la volonté de créer, de produire une œuvre qui est personnelle et ensuite de la communiquer avec des ateliers d’écriture, avec des lectures. La poésie de Sophie G. Lucas est très sonore aussi. La lecture est indissociable du fait d’écrire. Ensuite elle évoque aussi une résidence au Québec, il y a vraiment un côté… Je vais vous retrouver le titre des chapitres car c’est assez parlant. Le premier s’appelle « Ecrire, faire écrire »… Je vais chercher les autres.

– J’en profite pour ouvrir une parenthèse. On en parlait, les années ont passé, mais Sophie, il faudrait qu’on ait un contact direct avec elle. Mais il y a des années de cela, elle était sur notre antenne. On a gardé d’ailleurs un excellent souvenir ici parmi l’équipe, on se souvient d’elle. C’est un petit point supplémentaire pour la féliciter sur son parcours d’ailleurs. Si je me souviens bien Amandine tu as une interview d’elle sur ton blog qui est plus longue. C’est très humain et très intéressant de la lire, sur le parcours, sur son parcours personnel, sur sa manière d’écrire. C’est intéressant.

– Ce que j’aime beaucoup chez Sophie G. Lucas, c’est que c’est une femme qui est très douce et qui en même temps fait preuve d’une volonté qui est vraiment palpable quand on la rencontre. Il y a un engagement d’écrire. Et j’ai retrouvé mes titres de chapitres. Le premier étant « Ecrire, faire écrire », le second « Lire à haute voix », le troisième « Résider », et le quatrième s’appelle « Résister ». On est vraiment dans la résistante. Comment est-ce que l’art, comment est-ce que la culture peuvent continuer à occuper une place dans notre société qui est une société de pouvoir, une société d’argent, de rendu, de comparaisons, de statuts sociaux ? Alors qu’il n’y a pas que cela, il y a aussi le fait de faire un pas de côté, de se dire que cette vie-là, elle ne m’intéresse pas. Ce que je sens être profondément, c’est que je suis une poète et que je vais y consacrer ma vie quoi qu’il m’en coûte. C’est pour cela que je dis que c’est un manifeste, qui est indispensable, qui doit être dans la poche de tous ceux qui font partie du métier, qui l’utiliseront quand ils auront des périodes de doute, ce qui est assez fréquent dans ce genre de parcours un petit peu atypique, et puis aussi pour faire découvrir à tous ceux qui n’y connaissent rien, parce que c’est vrai que souvent on récupère un livre fini. On ne se pose pas la question de savoir qu’elle est la vie quotidienne de la personne qui l’a écrit. On va peut-être la voir à la télé dans le meilleur des cas. Mais on va compléter nier le fait que ce soit un travail laborieux, un travail solitaire qui rapporte pas d’argent. Il faut peut-être le signaler aussi. C’est un texte important dans tous les cas.

– C’est intéressant d’en parler. Surtout le fait que le travail de poète n’est souvent pas mis en avant. La poésie reste quelque fois le parent pauvre.

– C’est une méconnaissance certainement parce qu’il se passe tellement de choses en poésie contemporaine. Il y a beaucoup d’initiatives justement, beaucoup de petits maisons qui essayent de lutter, il y a le marché de la poésie à Paris qui fonctionne très bien, malgré tout il y a un public pour cela aussi, mais ça reste une section qui parait élitiste, alors que pas du tout. La poésie est vraiment partout.

– Il y a moins le réflexe de dire : « Tiens, je vais lire de la poésie ». Alors qu’un roman…

– On a plus l’impression qu’on va être guidé par une histoire narrative

– Mais finalement, c’est dû à un manque de connaissances de ce monde-là.

– Totalement. Quand on lit Témoin, le précédent ouvrage de Sophie G. Lucas, il y a quand même une intrigue puisque c’est des morceaux de procès à chaque fois. La plupart des gens seraient surpris de ce dire « C’est aussi ça la poésie ».

– On voit bien au salon du livre, dans les salons régionaux, que les poètes malheureusement n’attirent pas toujours les foules, parce que les gens se demandent « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça vaut ? ». Ils doivent se battre.

– Comme il y a une méconnaissance, on manque aussi d’une façon de pouvoir juger ou même simplement de trouver une porte d’entrée. La poésie, cela nous parait encore inné, fastidieux.

– On a une fausse image.

– Oui, et puis il y ce côté musique. Je suis la première à dire que je ne suis pas une lectrice de poésie parce qu’il me manque cette petite musique, je n’ai pas ce rythme-là. Je n’ai pas ce rythme de lecture qui me fait sonner les mots. Par contre dans la prose qui est aussi de la poésie ou la poésie qu’on peut aller écouter, c’est une approche qui est tout à fait différente. Il se passe vraiment des choses.

– Merci d’avoir fait découvrir à ceux qui ne connaissaient pas Sophie G. Lucas.

– On va peut-être rappeler l’adresse de son blog, « Sophie G. Lucas Appartement 22 ». »

Animateurs : Daniel Raphalen, Gwen Moullec-Le Thérisien et Amandine Glévarec

Pour écouter l’émission, c’est par ici.

Le Matricule des Anges

Le Matricule des Anges

Sophie G. Lucas dans le n° 191 du Matricule des Anges – MANDELSTAM, le grand dehors.

À lire ici !

Addict-Culture

Addict-Culture

Assommons les Poètes, ils repousseront.

8 mars 2018 par Adrien Meignan

Les éditions La Contre Allée et Sophie G. Lucas ont eu la bonne idée de réunir dans un petit livre, que l’on peut glisser dans sa poche, les chroniques que la poétesse nantaise a publiées sur son blog Appartement 22. Assommons les Poètes, titre du recueil, nous permet de découvrir ce qui anime la vie d’une femme qui écrit de la poésie, en lit et en fait circuler.

Parce que la place de la poésie contemporaine dans le paysage littéraire en France est pauvre, alors que paradoxalement, elle est si vivante si riche, si remuante déclare Sophie G. Lucas en quatrième de couverture.

En lisant ce livre, nous sommes en mesure d’apercevoir cette vivacité. Le livre est divisé en quatre parties et autant de verbes qui résonnent comme des manifestes de ce que la poésie produit et permet :

«Écrire / Faire écrire » « Lire (à voix haute) » « Résider » « Résister ».

Si ce petit livre dévoile la sensibilité de Sophie G. Lucas, rien ne remplacera la lecture de ses autres textes pour apprécier son travail, notamment Témoin et Moujik Moujik suivi de Notown paru aux mêmes éditions. Elle développe une œuvre poétique qui s’inscrit dans la lignée des objectivistes américains (Charles Reznikoff, Georges Oppen, Carl Rakoski) et y intègre une vision délicate qui lui est propre. Assommons les Poètes est un livre qui accompagne ce travail comme l’envers du décor d’une vie dédiée au partage des mots avec le reste du monde.

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Ouest France

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A l’occasion de la sortie d’Assommons les poètes!, le Ouest France du 7 mars 2018 en profite pour interroger Sophie G. Lucas sur sa condition de poète et sur la place de la poésie contemporaine dans le paysage littéraire français.

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Kroniques

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Assommons les poètes de Sophie G. Lucas sur Kroniques par Amandine Glevarec

Depuis quelques temps, déjà, toujours renouvelée avec toujours la même surprise, la même joie, je caresse une conviction nouvelle : il y a d’autres façons de vivre. Ça serait délicat et faux de rejeter sur mon éducation la charge d’avoir cédé à un système qui nous est enseigné, car ça n’a jamais été le cas, ce n’est pas le cas (merci maman, merci papa), d’où me venait alors ce schéma impétueux que dans la vie, pour la réussir, il faut répondre à trois critères : une famille, un travail, de l’argent. Mystère. Pression sociale rassurante peut-être de se dire que l’on va entrer dans une case, deux cases, trois cases, les cocher tour à tour, ne plus se poser de questions, et répondre aux attentes que l’on s’imagine devoir satisfaire. Mais, on ne se refait pas, la liberté sait aussi se montrer impétueuse et les tours et détours facétieux d’une vie amènent à s’interroger. Oui, il y a d’autres façons de vivre, oui la liberté a un prix, oui il faut s’écouter et se respecter, oui il faut suivre son étoile, car ce qui compte ce n’est pas la forme mais le sens, et dans une vie quand on a réussi à se saisir de celui-ci alors la joie est la récompense, bien plus intense qu’en pensant à son alliance, son CDI ou son compte en banque. Voilà pour la lectrice, la mise en situation de la réception d’un texte qui ne pouvait que me plaire, Assommons les poètes !

Et à part écrire, vous faites quoi dans la vie ? Chaque fois que la petite dame du rez-de-chaussée m’attrape dans le couloir, invariablement, elle me pose la question fatidique. J’ai beau essayer de l’éviter, elle doit me guetter derrière sa porte. Blouse, bigoudis ou charentaises m’attendent sur un paillasson qui vous regarde en criant en vert « Essuyez vos pieds ». La petite dame me parle de la pluie et du beau temps, mais toujours, elle trouve le moyen de glisser Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? Et chaque fois, je pense à cet article de Brigitte Giraud, Être écrivain malgré tout où elle note combien c’est compliqué pour un écrivain, un poète, d’expliquer ce qu’il fait, comment il vit, d’être ce qu’il est. « L’écrivain travaille sur une matière quasi-intransmissible. » Parce qu’en plus d’écrire, il faut gagner sa vie. Nous avons deux vies en une : la « vraie vie » et la vie à écrire. J’aurais pu énumérer à la petite dame tous les métiers que j’ai exercés pour pouvoir continuer à écrire : femme de ménage, serveuse, plongeuse, animatrice d’une ligne rose, formatrice, aide-documentaliste, animatrice de radio, laveuse de flacons d’urine et autres fluides dans un laboratoire, technicienne de son, aide-ménagère pour personnes âgées, correspondante de presse, et puis le Rmi, le Rsa, les contrats précaires, les contrats aidés. À présent que je publie, j’anime des ateliers d’écriture dans des écoles, des prisons, des hôpitaux, je participe à des tables rondes, je fais des lectures publiques, je suis « intervenante » en milieu scolaire sur la poésie contemporaine. Et à part ça ? J’essaie d’écrire.

Mode d’emploi ou CV ou les deux. Une poétesse d’aujourd’hui n’a pas les yeux blancs des photos en noir et blanc des poètes de nos manuels dépassés, elle vit en couleurs. Dans la vie d’une poétesse en couleurs d’aujourd’hui, il y a les mots trouvés et les mots dits, les mots qu’on fait dire et les mots que l’on offre, il y a les rencontres, avec ceux qui en manquent, avec les handicapés, avec les emprisonnés, les isolés, avec ceux qui ne manquent ni d’air ni de souffle mais pour qui la liberté, la promesse des mots, est un cadeau. La poétesse est une généreuse. Ça, c’est dit. La poétesse dans son livre, livre de lecture, offre encore, des découvertes, des envies. L’amour qui se transmet, c’est sans prix. Mais la poétesse est une généreuse qui doit gagner sa vie, qui parle d’avoir quelque chose à offrir, doit aussi parler de ce qu’on lui offre, ou donne, ou paye, tout bonnement. Parce que le frigo. Alors les petites chroniques de ma grande poétesse ne font pas non plus l’impasse sur les aspects concrets du métier. Non aux claquettes, oui à la rémunération des auteurs invités en festival. Ça va la promotion, la communication, elles ont bon dos, travailler gratos, non et non à raison. Dans la vie d’une poétesse d’aujourd’hui il y a, aussi, la vie en résidence, la vie en déshérence, la chance de partir grâce aux mots, qui sonnent dans une autre langue, dans notre langue mille fois découverte, mille découvertes. Le Québec. Dans cette vie de voyages il y a ceux qui se font, encore, immobiles, entre les murs doublés, tapissés, de bouquins, d’un 23 m2 et de l’immensité qu’il contient.

J’ai lu dans des bibliothèques, dans un hôpital psychiatrique, à l’ arrière d’ un camion, devant des caméras, dans une grange, dans des cafés, dans des maisons d’arrêt, dans une salle à manger, dans des cours intérieures, dans une chapelle, dans des théâtres, dans un ascenseur, sur une péniche, j’ai lu dans des collèges, dans des lycées, dans des écoles, dans un cloître, sur des scènes, dans des parcs, à la radio, dans des maisons de retraite, au bord d’une rivière, dans des salles municipales, j’ai lu devant trois personnes, j’ai lu devant deux cents personnes, j’ai lu dans un centre pour malades psychiques, dans une abbaye, j’ai lu dans un parloir, sous un chapiteau, j’ai lu avec un accordéoniste, un joueur de banjo, un violoncelliste, un pianiste, un percussionniste, une vocaliste, un guitariste, j’ai lu sous la pluie, j’ai lu sous une canicule, j’ai lu la peur au ventre, j’ai lu dans un état de grâce, j’ai mal lu, j’ai lu comme je n’ai jamais lu, j’ai lu la gorge nouée, j’ai lu avec un verre de trop, j’ai lu à deux voix, j’ai lu à six voix, j’ai lu dans l’hostilité, j’ai lu dans la bienveillance, j’ai lu portée par le silence du public, j’ai lu dans un foyer pour jeunes, j’ai lu dans une mairie, j’ai lu sur un marché, j’ai lu dans un service d’addictologie, j’ai lu dans une yourte, dans des librairies, j’ai lu avec des amis poètes, j’ai lu avec des imposteurs, j’ai lu dans des maisons de quartier, j’ai lu assise, debout, couchée, j’ai lu derrière une table, j’ai lu sur une table, j’ai lu sans ne plus y croire, j’ai lu avec conviction, j’ai lu en pensant que ce que j’écrivais ne valait rien, et ne valant rien j’ai lu sans lever les yeux, j’ai lu sans cesser de penser à mon amoureuse, j’ai lu dans ma ville, j’ai lu dans des dizaines de villes, j’ai lu à des centaines de kilomètres de chez moi, j’ai lu sans en avoir envie, j’ai lu pour des gens qui entendaient de la poésie pour la première fois, j’ai lu pour des gens qui s’en foutaient, j’ai lu parce qu’il fallait payer le loyer, j’ai lu pour rien, j’ai lu par amitié, j’ai lu malade, j’ai lu en pensant que ce serait la dernière fois, j’ai lu en pensant que c’était la seule chose que je voulais faire, j’ai lu en me disant que j’avais beaucoup de chance, j’ai lu.

Dans la vie de Sophie G. Lucas il y a donc des mots et des verbes, des verbes d’action comme on dit, vocabulaire professionnel. Écrire et faire écrire, lire, résider. Ça, je vous l’ai dit. Et le dernier, l’un des plus beaux, résister. Résister à quoi, aux choix que l’on nous impose, à la culpabilité, à la justification, aux comptes à rendre et à faire, imposés. À un monde auquel on n’échappe pas, politique et logique qui ne sont pas celles d’une poétesse, d’une rêveuse, d’une amoureuse. Résister à ce qui fait que l’on ne se reconnaît pas dans ce monde, que ce monde n’est pas, pas ou plus, notre monde, résister à ce qui nous amènerait à devenir une autre, autre que celle que nous sommes, résister aux sirènes, aux alertes, aux hauts cris, quand bien même ils viennent du cœur d’une mère inquiète, aux vociférations douceâtres d’un conseiller à l’emploi qui parle, qui parle, qui s’écoute parler sans écouter. L’affirmation de soi, du sens que l’on veut donner à sa vie, la liberté, c’est un prix, un manque à gagner, un choix affirmé, une prise de risques et une obligation, morale, une obligation que l’on a envers soi-même. Et dans cette résistance, qui nécessite tant d’énergie, ne pas oublier qu’il y a la solitude, de la lecture et l’autre, la solitude du doute, mais qu’il y a aussi la force de la multitude, car nous sommes nombre, ceux touchés par la grâce des mots, une réalité autre à corps dévoué, un sacerdoce, une passion. En moi résonne l’émotion ressentie lors de la lecture d’Une Activité respectable, de Julia Kerninon, mais le texte de Sophie G. Lucas est plus joyeux, plus plein, de rires et d’autodérision, plus délié, sans doute que l’âge joue la différence, qu’il arrondit les angles, ne modère en rien mais s’autorise quelques digressions, douces et rondes, mais dans ces deux livres, précieux Ô combien le même amour, la même revendication, la même affirmation, et voilà qui me touche, toujours, autant, là, en plein cœur.

Éditions La Contre-allée – ISBN 9782917817971 – À paraitre le 9 mars 2018

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