Kroniques
Assommons les poètes de Sophie G. Lucas sur Kroniques par Amandine Glevarec
Depuis quelques temps, déjà, toujours renouvelée avec toujours la même surprise, la même joie, je caresse une conviction nouvelle : il y a d’autres façons de vivre. Ça serait délicat et faux de rejeter sur mon éducation la charge d’avoir cédé à un système qui nous est enseigné, car ça n’a jamais été le cas, ce n’est pas le cas (merci maman, merci papa), d’où me venait alors ce schéma impétueux que dans la vie, pour la réussir, il faut répondre à trois critères : une famille, un travail, de l’argent. Mystère. Pression sociale rassurante peut-être de se dire que l’on va entrer dans une case, deux cases, trois cases, les cocher tour à tour, ne plus se poser de questions, et répondre aux attentes que l’on s’imagine devoir satisfaire. Mais, on ne se refait pas, la liberté sait aussi se montrer impétueuse et les tours et détours facétieux d’une vie amènent à s’interroger. Oui, il y a d’autres façons de vivre, oui la liberté a un prix, oui il faut s’écouter et se respecter, oui il faut suivre son étoile, car ce qui compte ce n’est pas la forme mais le sens, et dans une vie quand on a réussi à se saisir de celui-ci alors la joie est la récompense, bien plus intense qu’en pensant à son alliance, son CDI ou son compte en banque. Voilà pour la lectrice, la mise en situation de la réception d’un texte qui ne pouvait que me plaire, Assommons les poètes !
Et à part écrire, vous faites quoi dans la vie ? Chaque fois que la petite dame du rez-de-chaussée m’attrape dans le couloir, invariablement, elle me pose la question fatidique. J’ai beau essayer de l’éviter, elle doit me guetter derrière sa porte. Blouse, bigoudis ou charentaises m’attendent sur un paillasson qui vous regarde en criant en vert « Essuyez vos pieds ». La petite dame me parle de la pluie et du beau temps, mais toujours, elle trouve le moyen de glisser Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? Et chaque fois, je pense à cet article de Brigitte Giraud, Être écrivain malgré tout où elle note combien c’est compliqué pour un écrivain, un poète, d’expliquer ce qu’il fait, comment il vit, d’être ce qu’il est. « L’écrivain travaille sur une matière quasi-intransmissible. » Parce qu’en plus d’écrire, il faut gagner sa vie. Nous avons deux vies en une : la « vraie vie » et la vie à écrire. J’aurais pu énumérer à la petite dame tous les métiers que j’ai exercés pour pouvoir continuer à écrire : femme de ménage, serveuse, plongeuse, animatrice d’une ligne rose, formatrice, aide-documentaliste, animatrice de radio, laveuse de flacons d’urine et autres fluides dans un laboratoire, technicienne de son, aide-ménagère pour personnes âgées, correspondante de presse, et puis le Rmi, le Rsa, les contrats précaires, les contrats aidés. À présent que je publie, j’anime des ateliers d’écriture dans des écoles, des prisons, des hôpitaux, je participe à des tables rondes, je fais des lectures publiques, je suis « intervenante » en milieu scolaire sur la poésie contemporaine. Et à part ça ? J’essaie d’écrire.
Mode d’emploi ou CV ou les deux. Une poétesse d’aujourd’hui n’a pas les yeux blancs des photos en noir et blanc des poètes de nos manuels dépassés, elle vit en couleurs. Dans la vie d’une poétesse en couleurs d’aujourd’hui, il y a les mots trouvés et les mots dits, les mots qu’on fait dire et les mots que l’on offre, il y a les rencontres, avec ceux qui en manquent, avec les handicapés, avec les emprisonnés, les isolés, avec ceux qui ne manquent ni d’air ni de souffle mais pour qui la liberté, la promesse des mots, est un cadeau. La poétesse est une généreuse. Ça, c’est dit. La poétesse dans son livre, livre de lecture, offre encore, des découvertes, des envies. L’amour qui se transmet, c’est sans prix. Mais la poétesse est une généreuse qui doit gagner sa vie, qui parle d’avoir quelque chose à offrir, doit aussi parler de ce qu’on lui offre, ou donne, ou paye, tout bonnement. Parce que le frigo. Alors les petites chroniques de ma grande poétesse ne font pas non plus l’impasse sur les aspects concrets du métier. Non aux claquettes, oui à la rémunération des auteurs invités en festival. Ça va la promotion, la communication, elles ont bon dos, travailler gratos, non et non à raison. Dans la vie d’une poétesse d’aujourd’hui il y a, aussi, la vie en résidence, la vie en déshérence, la chance de partir grâce aux mots, qui sonnent dans une autre langue, dans notre langue mille fois découverte, mille découvertes. Le Québec. Dans cette vie de voyages il y a ceux qui se font, encore, immobiles, entre les murs doublés, tapissés, de bouquins, d’un 23 m2 et de l’immensité qu’il contient.
J’ai lu dans des bibliothèques, dans un hôpital psychiatrique, à l’ arrière d’ un camion, devant des caméras, dans une grange, dans des cafés, dans des maisons d’arrêt, dans une salle à manger, dans des cours intérieures, dans une chapelle, dans des théâtres, dans un ascenseur, sur une péniche, j’ai lu dans des collèges, dans des lycées, dans des écoles, dans un cloître, sur des scènes, dans des parcs, à la radio, dans des maisons de retraite, au bord d’une rivière, dans des salles municipales, j’ai lu devant trois personnes, j’ai lu devant deux cents personnes, j’ai lu dans un centre pour malades psychiques, dans une abbaye, j’ai lu dans un parloir, sous un chapiteau, j’ai lu avec un accordéoniste, un joueur de banjo, un violoncelliste, un pianiste, un percussionniste, une vocaliste, un guitariste, j’ai lu sous la pluie, j’ai lu sous une canicule, j’ai lu la peur au ventre, j’ai lu dans un état de grâce, j’ai mal lu, j’ai lu comme je n’ai jamais lu, j’ai lu la gorge nouée, j’ai lu avec un verre de trop, j’ai lu à deux voix, j’ai lu à six voix, j’ai lu dans l’hostilité, j’ai lu dans la bienveillance, j’ai lu portée par le silence du public, j’ai lu dans un foyer pour jeunes, j’ai lu dans une mairie, j’ai lu sur un marché, j’ai lu dans un service d’addictologie, j’ai lu dans une yourte, dans des librairies, j’ai lu avec des amis poètes, j’ai lu avec des imposteurs, j’ai lu dans des maisons de quartier, j’ai lu assise, debout, couchée, j’ai lu derrière une table, j’ai lu sur une table, j’ai lu sans ne plus y croire, j’ai lu avec conviction, j’ai lu en pensant que ce que j’écrivais ne valait rien, et ne valant rien j’ai lu sans lever les yeux, j’ai lu sans cesser de penser à mon amoureuse, j’ai lu dans ma ville, j’ai lu dans des dizaines de villes, j’ai lu à des centaines de kilomètres de chez moi, j’ai lu sans en avoir envie, j’ai lu pour des gens qui entendaient de la poésie pour la première fois, j’ai lu pour des gens qui s’en foutaient, j’ai lu parce qu’il fallait payer le loyer, j’ai lu pour rien, j’ai lu par amitié, j’ai lu malade, j’ai lu en pensant que ce serait la dernière fois, j’ai lu en pensant que c’était la seule chose que je voulais faire, j’ai lu en me disant que j’avais beaucoup de chance, j’ai lu.
Dans la vie de Sophie G. Lucas il y a donc des mots et des verbes, des verbes d’action comme on dit, vocabulaire professionnel. Écrire et faire écrire, lire, résider. Ça, je vous l’ai dit. Et le dernier, l’un des plus beaux, résister. Résister à quoi, aux choix que l’on nous impose, à la culpabilité, à la justification, aux comptes à rendre et à faire, imposés. À un monde auquel on n’échappe pas, politique et logique qui ne sont pas celles d’une poétesse, d’une rêveuse, d’une amoureuse. Résister à ce qui fait que l’on ne se reconnaît pas dans ce monde, que ce monde n’est pas, pas ou plus, notre monde, résister à ce qui nous amènerait à devenir une autre, autre que celle que nous sommes, résister aux sirènes, aux alertes, aux hauts cris, quand bien même ils viennent du cœur d’une mère inquiète, aux vociférations douceâtres d’un conseiller à l’emploi qui parle, qui parle, qui s’écoute parler sans écouter. L’affirmation de soi, du sens que l’on veut donner à sa vie, la liberté, c’est un prix, un manque à gagner, un choix affirmé, une prise de risques et une obligation, morale, une obligation que l’on a envers soi-même. Et dans cette résistance, qui nécessite tant d’énergie, ne pas oublier qu’il y a la solitude, de la lecture et l’autre, la solitude du doute, mais qu’il y a aussi la force de la multitude, car nous sommes nombre, ceux touchés par la grâce des mots, une réalité autre à corps dévoué, un sacerdoce, une passion. En moi résonne l’émotion ressentie lors de la lecture d’Une Activité respectable, de Julia Kerninon, mais le texte de Sophie G. Lucas est plus joyeux, plus plein, de rires et d’autodérision, plus délié, sans doute que l’âge joue la différence, qu’il arrondit les angles, ne modère en rien mais s’autorise quelques digressions, douces et rondes, mais dans ces deux livres, précieux Ô combien le même amour, la même revendication, la même affirmation, et voilà qui me touche, toujours, autant, là, en plein cœur.
Éditions La Contre-allée – ISBN 9782917817971 – À paraitre le 9 mars 2018
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