Encres vagabondes
Un article de Dominique Baillon-Lalande daté du 17/10 :
Tomás, un garçon d’une douzaine d’années, vit avec une mère accablée par la vie et dépressive, caissière au débit de tabac, un beau père violent et une petite sœur peu éveillée du nom de Diana, « comme la princesse », qu’il a prise sous son aile. Ils habitent en banlieue, en bordure de ce périphérique de Madrid qui fait frontière entre le monde de ceux qui réussissent et celui des pauvres. Suite à la construction d’immeubles aux appartements vendus mais à la construction laissée en plan suite à une arnaque immobilière semblable à tant d’autres, le quartier populaire ressemble à un vaste chantier abandonné.
Pendant les vacances, la jeunesse désœuvrée traîne. Quand ils ne squattent pas la cabane qu’ils se sont aménagée en hauteur sur le chantier, qu’ils ne s’incrustent pas dans le seul bar du quartier tenu par un ex-taulard à regarder un film, un match ou faire un flipper, ils jettent des pierres sur les voitures du pont de l’autoroute sans penser à mal, pour tuer le temps et se distraire. Aux côtés de Tomás, on trouve toujours son meilleur ami, Martin, jeune frère du caïd local Zurdo expert en violence et trafics en tous genres qu’ils admirent tous sans modération. Et puis il y a Lucas, un camarade élevé avec attention et amour par sa mère, femme de service à l’hôpital, un garçon timide et peu enclin à la bagarre, bouc émissaire désigné de sa classe, qui les suit toujours à quelques pas. Chez Zurco et Martin, la mère se tue à faire des ménages et le père au chômage s’abîme dans l’alcool, absent même quand il est là. Un quotidien triste ou violent qui rapproche les deux amis. Dans le décor, il y aussi le flic local qui semble plus enclin aux magouilles diverses et au sexe qu’à la rigueur que demande sa fonction et le tenancier du bar, seul espace public intergénérationnel et partagé qui fait office de cinéma permanent.
Tomás aime le cinéma. Il y fait sans cesse référence et joue à imaginer sa vie comme un film, avec une succession de scènes dont il est le héros.
L’été passe ainsi, lentement, en toute liberté entre rêve, aventure, challenges et bêtises.
Mais un samedi du mois d’août, Lucas est retrouvé pendu sur un chantier. La mort d’un gamin à peine sorti de l’enfance, la douleur de sa mère dont le monde s’effondre brutalement, est un spectacle qui marque les esprits. Surtout quand cette mort s’avère n’être qu’une erreur et un malentendu. Et si Zurdo, coupable désigné d’office par le flic véreux, est aussitôt embarqué et tabassé, l’attroupement présent reste troublé par les pleurs du caïd qui ne doivent rien aux coups et ses protestations répétées d’innocence dans le meurtre sans mobile du gamin.
À partir de ce jour, tout se brouille dans la tête de Tomás, avec l’image obsédante « des baskets du pendu qui semblent le fixer sans le lâcher ». La vie, ce n’est pas du cinéma et rien ne sera jamais plus comme avant. D’ailleurs, Martin et lui c’est maintenant de l’histoire ancienne.
Sans trop savoir pourquoi, le gamin qui a pourtant du mal avec les mots, pour essayer de démêler ce qui relève de son imagination et de la réalité, par besoin de rapporter les faits, se les remémorer, les comprendre, s’en décharger, se met à écrire.
C’est par son cahier que le lecteur découvrira cette histoire.
Écrit à la première personne, le récit suit donc la prise de conscience du narrateur avec ses digressions, ses détours, ses redites et ses obsessions, dans une logorrhée très oralisée, heurtée, sans points ni virgules, semblable à l’expulsion de ce qui l’oppresse et l’empêche de respirer. Un flot brut et sans jugement puisque Tomás n’a pas l’âge de juger, juste de percevoir. Des bribes, des détails, des fulgurances qui finiront par déchirer le voile qui masquait cette affaire aussi pitoyable que terrible.
Il en résulte un texte bref, tout en tension, dont il faudra attendre les toutes dernières pages pour que le puzzle prenne sens.
On est face ici à la vie du quartier au jour le jour avec les pères sans emploi, les femmes larguées quand elles tombent enceintes, les violences des hommes entre eux ou contre les femmes, le porno à la télé ou en vidéo, les petits caïds qui jouent le tout pour le tout et se retrouvent en prison, l’innocence bafouée des plus jeunes qui singent leurs aînés pour se sentir à leur hauteur et rivalisent de cruauté en toute inconscience. Face à l’adversité et au vide il faut bien survivre, s’intégrer puisqu’on est là et que c’est pour longtemps voire pour toujours.
Ce premier roman empreint de colère et de désespoir s’apparente en toute liberté autant à la chronique sociale ou au récit d’initiation qu’au roman noir. Au départ du roman, le personnage central et narrateur, entre innocence, naïveté et cruauté, est tel un funambule, tremblant sur le fil, capable de basculer du côté des voyous comme de s’en démarquer. C’est le drame qui fera basculer ses certitudes et motivera ses choix. Sans complaisance, la critique sociale s’affirme tandis que l’auteur nous mène jusqu’au dénouement avec une brutalité certaine, pour confronter son lecteur à cette misère des périphéries que l’on tait ou cache, pour créer chez lui un choc semblable à celui qui a fait basculer la vie du petit Tomás. Et tout cela mis en images avec talent par l’auteur qui maintient le suspense quant à la réalité du meurtre et du/des coupables jusqu’aux dernières pages.
Un roman qui par son sujet, par l’âge et le regard de son personnage, par la maîtrise du suspense qui le sous-tend et la réflexion qu’il suscite en creux, pourrait aussi être proposé en lecture aux ados de plus de 15 ans et nourrir d’intéressants débats avec eux.
Une histoire banale, terrible et absurde, intense et d’une violence contenue mais toujours présente qui captive, émeut et inquiète de bout en bout.
Un premier roman convaincant et une très belle découverte.
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