Librairie Charybde
L’intense et pudique chant funèbre pour un père qui jamais ne put naviguer « en vrai ».
En résonance intime avec son « Cloués au port » de 2011, qui pouvait à bien des égards faire figure d’hommage au grand-père, capitaine de la marine marchande, le poète Jacques Josse aura attendu dix ans pour offrir cet hommage intime, poignant et d’une beauté implacable, à son père, décédé en 2008, père qui n’a jamais pu, lui, satisfaire ses rêves d’enfance de navigation hauturière « en vrai ».
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Si le bistrot et les confidences alcoolisées à propos de vies toujours un peu (ou beaucoup) plus rudes qu’on ne le croit vu de loin, ou à propos de rêves morts-nés qu’il faut trouver à réanimer par la ruse et par le verbe, Jacques Josse réussit ici le tour de force de rendre tangibles et poétiques au moins deux univers réels et fictionnels que l’on pourrait imaginer d’abord irréconciliables dans le cadre d’un même texte.
Le premier est celui, toujours étrange en Bretagne, de ce lien ambigu, attirance et répulsion, fascination et ignorance, qui unit ici l’Armor et l’Argoat, le bord de mer et l’intérieur, l’omniprésence de l’océan et l’ancrage irrémédiablement terrien, agriculture ou non, d’une si large part de la population. Renforcé par l’absence presque générale des noms de lieux « locaux » (Brest, lointaine, est mentionnée nommément, ainsi que, paradoxalement, la rivière Leff, théâtre justement de pêches familiales en eau douce ; Paimpol, Bréhat, Saint-Quay, Tréguier ou Guingamp ne sont évoquées que par périphrases habiles, qui démultiplient la résonance poétique de leurs descriptions feutrées), le parcours humain de ces enracinés et de ces déracinés, de leurs errances comme de leurs joies, de leur cheminement vers la mort, dramatique ou non, prend une singulière épaisseur, qui pourrait évoquer la magie de celle des « Vies minuscules » de Pierre Michon, par exemple, mais aussi parfois celle, légèrement onirique lorsque les voisinages se lient et se délient, des « Enfances Chino » de Christian Prigent.
Le deuxième, qui allie l’intime et l’épique, est bien celui du pouvoir intime de la littérature, qui ne se limite pas – on s’en doute – à celui de l’évasion, fût-ce dans la grande aventure maritime (les noms de Joseph Conrad, de Nikos Kavvadias ou de Francisco Coloane résonnent ici avec force) ou terrestre lorsqu’elle s’ancre dans quelque microcosme humain travaillé au cœur (et il faut lire les quelques mots consacrés alors comme incidemment à John Steinbeck, Erskine Caldwell, Jean Giono ou Georges Simenon pour s’en convaincre, si joliment). Il y a dans cette vie et dans ces pages une véritable magie en action, alchimie du succédané et de la complicité, qu’une phrase sans aucun hasard exprime peut-être le plus sereinement : « Au fil des ans, le lien qui s’était discrètement tissé entre nous n’a cessé de s’affermir. Il s’est nourri de faits subtils, graves ou anodins, de moments de bonheur et de drames sans nom. Il s’est étoffé en courant sur plus d’un demi-siècle. Il doit beaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences. Il s’est peu à peu immiscé dans les méandres de nos mémoires respectives ».
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