Revue de presse

← Débarqué

Blog de Pierre Campion

Rêver plus loin que sa vie

Écrivain et poète, Jacques Josse a écrit une quarantaine de livres et plaquettes. L’écriture, la sienne, celle des autres, fait partie de sa vie. Je crois même qu’il ne pourrait véritablement vivre sans écrire. C’est chez lui une nécessité vitale. Ce n’est pas qu’il construise un « corps d’écriture », comme peut le faire d’une certaine façon Bernard Noël, mais il donne corps à la mémoire en faisant revivre par les mots des personnages familiers et pittoresques aujourd’hui disparus, pour la plupart. Qui a lu Josse n’a pu qu’être impressionné par cette capacité à faire surgir tel ou tel souvenir sur la scène de l’écriture. Plutôt que des portraits, ce sont des séquences méticuleusement réalisées d’un film intime qu’il nous propose à chaque livre. Son ton est celui de la confidence et de la complicité. À peine avez-vous commencé la lecture que vous êtes dedans, avec cette empathie soudaine qui vous prend à la gorge pour toute cette faune d’individus déclassés, déchus, détruits par la vie et terriblement attachants qui s’accrochent encore comme ils le peuvent, et désespérément, à un rêve irréalisable. Tout se joue, le plus souvent, autour du hameau, où Jacques Josse a vécu toute son enfance et son adolescence, y revenant ensuite régulièrement. Ce lieu est l’une des sources principales de son inspiration. C’est là qu’il a construit sa mythologie personnelle en observant ses voisins qui, souvent, survivent comme ils le peuvent à un quotidien rude, destructeur, et en y ajoutant ces « héros » issus de ses nombreuses lectures, ces écrivains, morts ou vivants, qu’il admire, tels Corbière, Kerouac ou Hrabal avec lesquels il voyage par la pensée vers d’autres espaces.

Avec Débarqué, récemment publié à La Contre Allée, il s’attelle à un projet qui lui tenait particulièrement à cœur mais dont il a longtemps retardé la réalisation, par pudeur et comme désarmé devant la difficulté de la tâche. Comment en effet parler du « père » ? Si Josse a toujours eu, dans ses descriptions de personnages, le souci du réalisme, il sait leur ajouter la part de fiction nécessaire à toute littérature, le « mentir-vrai » d’Aragon. Mais là, dans les cercles concentriques de la mémoire, l’on est au plus intime, au plus nu. Il n’y a pas de place pour la distance. L’auteur le sait. Pourtant, qu’on le veuille ou non, la mémoire ne restitue pas le passé tel qu’il a été. Elle le réinvente. Des êtres qui nous sont le plus chers, surtout s’ils sont morts, nous oublions certains aspects pour mettre en lumière ceux qui, pour nous, sont révélateurs de notre propre vie : nous attendons de notre mémoire un épanouissement, nous voulons qu’elle nous sauve, qu’elle accomplisse « l’ancêtre » à travers nous, autrement dit qu’elle le fasse vivre. Tel est l’enjeu pour Jacques Josse. Ce qu’il lui faut trouver ce n’est pas un regard objectif mais une justesse de la subjectivité pour évoquer ce père décédé, dire avec gravité et tendresse, parfois avec humour, ce qu’il ressent, ce que la mémoire lui fait ressentir. Cette évocation, il l’avait déjà effleurée par bribes dans l’un de ses précédents livres, Liscorno, publié chez Apogée, mais avec Débarqué, son père devient la figure centrale. Du coup, l’auteur nous dévoile des pans ignorés et, mine de rien, nous livre la clef de son œuvre. C’est toute son enfance et son adolescence qu’il déroule devant nous, avec le souci du détail qui le caractérise. Rarement émotion et écriture ont fait aussi bon ménage. Son père, ce « débarqué » par avance en raison d’une maladie et qui voulait être marin, nous le voyons évoluer dans la vie quotidienne, assumant cette réalité-là du mieux qu’il pouvait, tout en rêvant à ces voyages au long cours, à ces terres inconnues, à toutes ces aventures que lui racontait au café le cousin « Tilly », grand fabulateur devant l’Éternel, ou qu’il découvrait au fil de ses lectures de nombreux récits. Tous ceux qui gravitaient dans le voisinage, Josse nous les présente cette fois en amont, avant qu’ils ne deviennent au fil des livres qu’il a écrits des personnages de fiction, figures au destin souvent pathétique qui portent sur leurs épaules la marque d’une implacable fatalité. La mer, la terre, la mort, ce sont aussi trois visages de la Bretagne profonde que l’auteur nous dévoile.

Quant au style, le mieux est encore d’en citer un extrait :

Semblable à ces êtres perdus qui s’inventaient des chemins de traverse en se démenant pour survivre, il cherchait, à sa façon, les ressources nécessaires pour tenir le coup. Il glanait des brindilles de bien-être dans les arbres, les fleurs, les étoiles, les livres. Il gardait le cap. Restait exigeant envers lui-même. Malade, et sachant qu’il le serait à perpétuité, il avait choisi de ne plus s’attarder sur le sujet. Il n’en plaignait pas moins ceux qui avançaient courbés sous le poids d’une douleur trop intense, en particulier deux sœurs qui, entièrement habillées de gris, promenaient leur tristesse à vélo. Lui qui faisait en sorte de cadenasser sa souffrance, avait les larmes aux yeux en voyant la leur déborder ainsi…

Alain Roussel

Pour lire cet article sur le blog de Pierre Campion, c’est par ici !

Club de lectures

Ce billet a été écrit par Albert Bensoussan, traducteur et auteur de renom qui nous fait la joie de partager son avis sur ce livre que nos libraires ont également apprécié.

Sur cette péninsule partagée entre Armor et Arcoat, « près de la mer » ou « près du bois », autrement dit pays de mer et de terre, inspiration-expiration-respiration, la Bretagne a toujours été un lieu où l’on vient, d’où l’on part, où l’on revient.

Tout Breton, d’ancienne souche ou de nouvelle vague, ressent ce double attrait. Jacques Josse, cet écrivain nomade en résidence, est assurément un marin en terre. Depuis son beau regard (vert) porté sur ses Lisières (Apogée,2008) ou sur Liscorno (Apogée, 2014), récit d’éducation et road story à l’ombre de Kerouac, jusqu’à ce dernier livre armoricain d’autant plus abouti qu’il est une mise à l’ancre, Débarqué, qu’on peut lire sous la couette par grand vent, ou par longue halte au caboulot des terre-neuvas, nous sommes saisis par l’appel du large mais, entravés par le charivari des fous de Bassan ou des macareux babillards au large de Bréhat, nous voilà matelots immobiles à grand pas.

Au centre du récit, un père qui est ce « marin en terre » – qui fascinait tant Rafael Alberti, le poète sédentaire de Cadix – qu’une encéphalite mal soignée retrancha du tour du monde et des terres neuves. Dès lors, avec son « statut de débarqué[…] il montait à bord des bateaux qui étaient amarrés dans sa tête ». Ce livre est un parcours de vie et un hommage. Ou, disons, l’oraison qu’on n’a pu dire quand le fil cassa tant les larmes engorgeaient la voix. Comment satisfaire notre infini sur le fini des mers quand la tête est aux pieds, et que le haut mal interdit toute démarche ? Lire, dénicher les nids choyés de la lecture et s’envoler sur les ailes des conteurs : Pierre Loti et ses pêcheurs d’Islande, Jules Verne aux plumes vagabondes, Victor Segalen qui, après avoir bravé tant d’océans, s’en va se perdre en forêt de Huelgoat, et puis Anatole Le Braz qui est tout entier chant de Bretagne pleurant sur les Pardons.

Mais rien à voir avec un quelconque voyage autour de la chambre. Le père et le fils, nouant leurs liens de complicité, se passent leurs livres, tiens, mon Steinbeck, prends mon Caldwell, chacun choisissant le lieu propice, chez le narrateur dans son grenier studieux ouvert à l’eau recueillie dans des seaux par le père, ce dernier emplissant son havresac de lectures et « s’approvisionnant en rêves », pour les six jours qu’il passera dans l’île, où il a été engagé, sinon comme quartier-maître, comme maître électricien. Et là, en bonheur relatif, la mer l’entourant partout comme sur un radeau dérivant au rythme des ressacs : « La mer ne restait jamais sans voix. Elle ronronnait ou sortait les griffes. Cognait contre les tourelles. Secouait les perches latérales qui signalaient la présence de récifs à l’entrée du port. Elle pouvait se déchaîner à l’improviste. Éclabousser d’écume les blocs de granit rose qui se dressaient sur la côte sud ou tenter d’éteindre, en lui lançant ses plus hautes vagues à la face, les pupilles colorées du phare qui veillait à l’extrémité nord… Le silence nocturne amplifiait la respiration de l’eau. »

Terre et mer se livrent ici un combat sans merci. Au lieu de lutter contre les lames et les vents, le marin « empêché » ne se bat plus qu’avec la terre, qui le saisit à bras-le-corps convulsé à chacune de ses crises. La mort jalonne sa route : le jeune voisin revenu de la guerre d’Algérie et qui s’éteint, le regard ailleurs, la tête égarée, bourré de morphine, rejoignant au cimetière ceux qui sont « morts pour la France ». Et puis son second fils, dont le cœur a lâché et l’urne chaude embrase le cœur du narrateur. Enfin son troisième enfant, cette jeune sœur de Jacques, qui fait le choix d’un envol vers l’infini sans nom, et alors Josse entreprendra, dans son poignant Journal d’absence (Apogée, 2010), de « transformer cette absence définitive en présence secrète », apprivoisant la mort. Sur la lande esseulée des disparus, au-dessus des dalles, tournoie et gémit la voix des marins qui n’ont d’autre sépulture que l’ingrat abysse : Colas, Vatine et Tabarly, convoqués près des défunts. Et voilà que ce marin débarqué, à bout de souffle et le regard noyé, rejoint l’équipage des « consumés » : « Dehors, le vent soufflait. Le bleu du ciel perçait. La fumée partait vers l’ouest. Elle flottait avec légèreté au-dessus des prairies et des vallées. Elle s’en allait vers l’océan. Passait, en frôlant la cime des arbres, à proximité de la rivière. Survolait le bourg, la fontaine, le cimetière et glisserait bientôt au-delà de la falaise pour s’aventurer vers le grand large avant la tombée de la nuit, portant en elle la part la plus secrète d’un voyageur ordinaire mais empêché. »

Pas de mots superflus. Gens ordinaires, vies minuscules comme en traita Michon, humble Bretagne, fleurs humiliées. Une parole retenue par le nœud dans la gorge. Jamais d’éclats, d’effets, de frime : la mort du père retient ses larmes. Jacques Josse nous donne là son plus beau livre, une œuvre de poète rejoignant par-delà l’océan les voix lointaines de cette Beat Generation tant admirée et, à l’instar d’un Ginsberg, il nous livre son Kaddish.

Par Albert Bensoussan

Pour lire cet article sur le blog Club de lectures, c’est ici !

RCF radio

RCF radio

Jacques Josse est invité sur RCF radio dans l’émission Regards culture :

Arnaud Wassmer reçoit un écrivain et un musicien pour un Regards sur la Culture se promenant dans des souvenirs bretons des deux côtes.

Pour réécouter l’émission, c’est ici !

Blog de Marc Villemain

Blog de Marc Villemain

Un article sur Débarqué de Jacques Josse sur le blog de Marc Villemain publié le 12 juillet 2018. (lire directement l’article sur le site)

L’amer sur terre

Je n’ai certes pas lu la totalité de l’oeuvre de Jacques Josse, riche de quarante volumes, mais je crois pouvoir dire que ce dernier récit, paru à La Contre-Allée, figure déjà parmi mes préférés – même en tenant compte d’une certaine subjectivité, liée peut-être à l’intention sensible que poursuit ce texte, hommage et tombeau au père disparu. Il est intéressant d’ailleurs de noter que ce récit arrive dix années après que ce père aura fini « par atteindre ces terres secrètes, ces îles sous le vent vers lesquelles il faisait route depuis de longues années » : Josse a besoin du temps long, sait qu’il faut se défier des coups de sang autant que des coups de coeur ; il connait le temps d’incubation nécessaire aux affects avant que ceux-ci ne trouvent leur plénitude et leur justesse. Et ce texte vient prouver, s’il était besoin, que la puissante vérité d’une émotion ne se laisse appréhender qu’en tenant l’émotivité à distance, qu’après avoir ménagé une longue plage de silence entre la dureté funeste du réel et l’expression de son épreuve. C’est sans doute pour cela que ce récit sur un père qui rêva toute sa vie durant de ce qui, en raison d’un mal contracté dans sa jeunesse, lui était interdit – la mer – nous touche par sa pudeur et sa pureté. Et cette manière de dérouler le « ruban secret » qui les unissait tous deux, lien qui « [devait] beaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences », nous renvoie à des saisons qui n’ont plus cours, sauf peut-être au plus profond de nos campagnes, là où le Progrès hésite encore – un peu – à sabrer le champagne, où la parole est toujours un danger, où la gnole demeure irremplaçable pour éponger les fatigues et où les mioches retiennent leur souffle au moment de tuer le cochon.

Pas un livre de Josse qui ne baigne dans ces mondes résiduels que, tel son père, leurs ultimes témoins finissent par quitter. On a toujours un peu l’impression, le lisant, qu’il s’acharne à régler ses dettes envers le seul passé qu’il ait eu à connaître, celui d’une humanité prise entre les derniers soubresauts de la paysannerie et les premiers feux du moderne labeur usinier. Ce pour quoi la seule nostalgie qu’il semble éprouver n’est jamais qu’intime, fraternelle, filiale. Une nostalgie qui célèbre moins une époque qu’elle ne la dit, Josse, finalement, cherchant peut-être moins à transmettre qu’à conserver – et c’est en effet l’un des rôles qui s’offre à tout écrivain d’aujourd’hui, quand le monde global tourne à une vitesse telle qu’elle rend inactuelle jusqu’à l’actualité même.

À travers la figure de son père, Jacques Josse nous dit la beauté tragique de ces individus empêchés, impuissants à faire le deuil de ce pour quoi ils se sentaient vivre ; ici, celle d’avoir rêvé le secret de la haute mer, d’avoir espéré la camaraderie des gars de la marine et le repos mérité des soirs de pêche, et de se voir maintenu à quai ad vitam, la main en bordure de visière et les sens affûtés, le soir au bistrot, dès qu’il revient aux compagnons d’errance quelques histoires du lointain – et tant pis si on les devine pas trop réalistes, pourvu qu’elle fournissent leurs quotas d’enivrements et de rêves. Débarqué est un petit livre sensible et serein, jossien pourrait-on oser, c’est-à-dire économe de ses effets, de ses sensations, témoignant une attente constante à la justesse des situations, où la mort est certes toujours là, qui rôde autour des familles, où les gueules cassées de l’ancienne France se tiennent toujours prêtes à virer de bord, mais où pointe toujours une petite lumière assez vive, celle d’une certaine joie et d’une certaine espérance – témoin, l’ultime scène de ce récit, quand le père peut enfin rejoindre le coeur des océans.

Marc Villemain

Le Carnet Moleskine

Un article sur Débarqué de Jacques Josse publié le 5 juin 2018 dans Le Carnet Moleskine de Julien Delorme. (lire directement sur le site)

Marine

Il pensait tout haut. Pour lui, les morts ne l’étaient pas tout à fait. Il y avait dans l’enclos, au-dessus duquel tournoyaient des nuées de mouettes, de nombreux marins qui nous escortaient. Ils entendaient nos pas crisser sur les graviers. Aux disparus du dessous se joignaient les défunts pailletés de mystère, ces hommes qui ne gisaient pas dans les tombes. Leurs noms figuraient sur la pierre mais leurs corps, ensevelis sous les vagues, dérivaient pour l’instant dans d’invisibles bas-fonds.

« Eux, ils sont là et pas là », avançait-il en aspirant une longue bouffée. Il levait les yeux vers le ciel laiteux, juste derrière le clocher, en ajoutant qu’il n’était sûr de rien.

Je crois qu’il n’était pas loin de penser, porté par son esprit baladeur, que ces marins perdus s’assemblaient pour former des flottilles en mers lointaines. Il les voyait peut-être naviguer logés dans des cercueils à une place qui ressemblaient à de petites barques conçues pour effectuer de longs voyages, sans retour possible. Pour lui, les péris croisaient au large, dérivant à leur guise, revisitant des lieux qui leur étaient chers tandis que nous étions, nous les rêveurs de tombes, les heureux détenteurs des liens qui leur permettaient d’être simultanément présents en divers points du globe. »

*

Le dernier livre de Jacques Josse (Débarqué, publié aux éditions La Contre-Allée) convoque la figure de son père, décédé en 2008. Plus qu’un récit des liens de filiation, il s’agit du portrait d’un homme malade, que la maladie empêchera d’accomplir ses aspiration maritimes. Très empreint par la mort (celle des proches, des voisins, mais aussi des enfants, auxquels le père, pourtant gravement malade survit), le texte transporte par la puissance des images que Josse y développe. Des atmosphères propres à l’auteur, qui donnent à ressentir sa Bretagne, mais, encore plus beau, la restitution de l’imaginaire du père, à qui la frustration donne des ailes. Comme cette flottille de marins morts. Un texte magnifique, qui préfère recourir à la poésie plutôt qu’à la psychanalyse pour restituer le père. Une belle matière sensible.

Julien Delorme

Le Matricule des Anges

Le Matricule des Anges

Jacques Josse est dans Le Matricule des Anges de juin 2018, n°194 avec un article consacré à deux de ses textes, Débarqué (La Contre Allée, avril 2018) et Comptoir des ombres (Les Hauts Fonds, octobre 2017). À lire ici.

Des livres rances (blog)

Des livres rances (blog)

Un article sur Débarqué de Jacques Josse par Warren Bismuth sur le blog Des Livres rances, le 9 juin 2018. (lire l’article)

Jacques JOSSE dit de son père qu’il était un voyageur empêché. Breton de souche et de cœur, il aurait souhaité être marin, la pipe à la bouche en plein roulis, mais suite à une maladie (il est épileptique), il est resté sur la berge, en rade, au rade plutôt. Interdit de naviguer, de conduire, de fumer, de picoler. Il va se créer une ordonnance pour ne pas avoir à suivre les deux dernières prescriptions. À défaut d’eau salée, il va s’occuper de courant. Il sera électricien. L’eau et l’électricité ne font pas toujours bon ménage, c’est ce que l’auteur va nous démontrer à propos de son paternel.

La boîte qui l’emploie fait faillite. Bilan : chômage et alcool. Et tabac. Et petits boulots. Mais il rebondit, se dégote un chouette gagne-pain sur une île, dans sa branche. Bonheur. Chaque semaine, il quitte sa famille pour quelques jours, un rituel bien huilé. Il est entouré d’eau, alors son rêve assassiné, celui du grand large, devient presque réalité de substitution. Il rêve les bateaux, les matelots, les bonheurs, les tragédies : « Plusieurs embarcations s’étaient abîmées dans les parages. La carte des épaves, punaisée au-dessus du comptoir de l’unique café du bourg, en témoignait. Un mur des disparus, sur lequel des centaines de noms et de dates, ceux et celles des péris qui n’étaient pas rentrés, se dressait au bout du cimetière, dans la commune qui abritait l’embarcadère. Un dicton affirmait que voir l’île c’était voir son trépas. Ses abords inhospitaliers nourrissaient les légendes ». Maman elle, est « laveuse de morts ». Si si. Et accessoirement ne finit jamais ses phrases.

On vit comme naguère, on élève des animaux pour les tuer, les bouffer, nourrir la famille. Puis ce sont les membres mêmes qui ne vont pas tarder à suivre les bestiaux. Car la guigne va reprendre ses droits : ça commence par le papa et une mauvaise chute. Dans tous les sens du terme. Pourtant tout était écrit : « Il semblait avoir trouvé un rythme de croisière capable de l’aider à franchir les fatidiques quatre-vingts berges sans avoir à subir de nouvelles avaries ».

La mère-grand avait ouvert les hostilités des excursions au cimetière communal pour ces cœurs cabossés, ces destins brisés, dans une famille qui va souffrir : le frère de Jacques a devancé à son tour le cortège funèbre en 1996. Puis la frangine, retrouvée dans un bois en mars 2004, défunctée. La faucheuse semble planer dangereusement sur la fratrie, va falloir redoubler de vigilance. Mais tout va aller de mal en pis, jusqu’à ce jour de février 2008 où le paternel casse sa pipe, le même jour que l’humoriste en chef Henri Salvador. Ironie du sort ? Salvador signifie sauveur/salvateur en espagnol.

Derrière la figure émouvante et imposante de ce père silencieux, ce sont toutes les images de la Bretagne qui remontent à la surface, au-dessus de l’écume et de la brume, la houle, les tempêtes. Ce petit récit est truffé d’anecdotes, d’odeurs, d’ivrognes, parsemé de suicides (trois raisons selon l’auteur : alcool, grisaille et sentiments d’inutilité). On y croise les fantômes de GIONO, SIMENON, STEINBECK, CALDWELL (excusez du peu), les ombres de ceux qui ont écrit sur la mer : LOTI, LONDON, CONRAD. On y entrevoit des héros du Tour de France cycliste, on y apprend comment réaliser du cidre artisanal tout en prenant BRASSENS à contre-pied dans les rites du père : « Chaque matin, il ouvrait son journal sur la double page des obsèques. Il notait l’âge des partants. Remarquait qu’ils avaient tous à peu près le sien, en déduisait que ça sentait vraiment le sapin, blaguait à peine en assurant que l’arbre avec lequel on fabriquerait son cercueil était sans doute débité depuis belle lurette et qu’il ne tarderait pas à les rejoindre ». Respect éternel pour les marins disparus, dans une langue flirtant avec le sublime : « … ces adeptes des tours du monde qui, ces années-là, descendaient, à tour de rôle et en piqué, boire l’ultime bouillon, celui de onze heures, mijoté dans les crevasses, sur lit d’algues et de coraux, par le facétieux cuisinier des bas-fonds ».

Halte-là ! Je pourrais en effet vous citer tout le bouquin tellement dans ces courts chapitres l’écriture imagée est forte, puissante, poétique, pudique, brassant l’humour noir, celui du désespoir, comme pour envoûter d’une ultime saillie. Délicieux à tous points de vue. JOSSE est unique, seul sur son îlot, c’est pourquoi ce poète « rêveur de tombes », prince de la prose, est indispensable, ne serait-ce que par sa manière extatique de décrire la mort et les paysages. Cette savoureuse biographie du père (mais pas que) vient de sortir aux Éditions La Contre Allée, je vous recommande vivement de vous y ruer, c’est même quasiment un ordre. C’est grâce à ce petit livre que l’on comprend JOSSE, ses 40 publications, son rapport quasi charnel à la mort (qui semble avoir été omniprésente dans son parcours, d’où cette « obsession », ces références incessantes), à la mer. Et qu’on ne l’aime que davantage. Il fait partie des grands, ne le ratez pas.

Warren Bismuth

Bretagne Actuelle

Article de Pierre Tanguy sur Débarqué de Jacques Josse dans Bretagne Actuelle, publié le 6 juin 2018. (lire l’article)

C’est l’histoire d’un homme « débarqué ». Le père de l’auteur. « Débarqué » de ses rêves de grand large et d’aventure. Empêché, à cause de la maladie, de traverser les océans et de humer les parfums de la terre. Ce père ne sera pas marin comme l’avait été son propre père, capitaine au long cours.

Jacques Josse nous livre ici un livre poignant et tellement juste sur un père au destin « terre à terre » mais qui trouva un bel échappatoire en bourlinguant dans sa tête et en voyageant grâce aux livres de Loti, London, Conrad…(« Ces auteurs aux textes portés par les embruns ».). Un père qui « ne s’attardait pas sur ses rêves brisés et son itinéraire en dents de scie. Gardait cela pour lui ».

Sujet à des crises d’épilepsie (avant qu’un accident vasculaire cérébral n’altère encore plus sa santé), ce père connaîtra bien des hauts et des bas. Réparateur en électricité, il connaîtra aussi les petits boulots et des moments de chômage. Une vie fragmentée. Parfois fracassée quand meurent, avant lui, deux de ses enfants dont la jeune sœur de l’auteur dans des conditions tragiques. Mais, raconte aussi Jacques Josse, « Il y eut des années de bien-être, des accords intérieurs, de belle zébrures dans le ciel bleu roi qu’il scrutait juste avant de monter se coucher. Il flânait dans l’aire et dans les allées du jardin. Faisait le pied de grue près des arbres ».

Ah ! ce jardin où ce père creuse, bêche, plante, taille, greffe, recueille des fruits juteux. Un artisan du geste. Comme lorsque, les dimanches après-midi, il lançait sa ligne dans la rivière toute proche. Jacques Josse garde mémoire de ces moments précieux. Avec son père, il se met aussi à l’écoute du Tour de France sur le transistor familial : L’Espagnol Jimenez passe en tête au sommet du Galibier et, lui, « venait deux minutes plus tôt de chasser une vipère qui dormait au soleil ». Car, nous dit l’auteur, « il aimait mettre ces faits mineurs en perspective ».

Mais sous le ciel tourmenté des Côtes d’Armor, le père a beau « glaner des brindilles de bien-être dans les arbres, les fleurs, les étoiles, les livres », la vie persiste à vous jouer des mauvais tours. Jacques Josse nous restitue au fil des pages cette ambiance particulière qui imprègne tous ses livres. La mort n’est jamais loin, elle est toujours à l’œuvre. La faucheuse sévit sur les routes ou dans le plus intime des familles. Les morts, eux, continuent à vivre au milieu des vivants. Ils ne les quittent pas.

Il y aussi, de bout en bout dans ce livre, cette nébuleuse de gens cabossés d’où émergent les Ernest (ancien terre neuva), Eugène et Michel (les deux frères paysans célibataires), ces deux sœurs « en gris » qui « promenaient leur tristesse à vélo », Jean-François l’unijambiste… Jacques Josse n’a pas son pareil pour brosser un tel univers.

C’est dans ce monde-là qu’il a grandi auprès d’un père, passé en ce monde sans faire beaucoup de bruit, « vie minuscule » à certains égards, mais qui par la grâce de l’écriture de Jacques Josse, atteint une forme de plénitude.

Pierre TANGUY

En attendant Nadeau

En attendant Nadeau

Un article sur Débarqué de Jacques Josse dans En attendant Nadeau. (lire l’article sur le site)

Le grand pardon par Albert Bensoussan

Sur cette péninsule partagée entre Armor et Arcoat, « près de la mer » ou « près du bois », autrement dit pays de mer et de terre, inspiration-expiration-respiration, la Bretagne a toujours été un lieu où l’on vient, d’où l’on part, où l’on revient. Tout Breton, d’ancienne souche ou de nouvelle vague, ressent ce double attrait. Jacques Josse, cet écrivain nomade en résidence, est assurément un marin en terre. Depuis son beau regard (vert) porté sur ses Lisières (Apogée,2008) ou sur Liscorno [1] (Apogée, 2014), récit d’éducation et road story à l’ombre de Kerouac, jusqu’à ce dernier livre armoricain d’autant plus abouti qu’il est une mise à l’ancre, Débarqué, qu’on peut lire sous la couette par grand vent, ou par longue halte au caboulot des terre-neuvas, nous sommes saisis par l’appel du large mais, entravés par le charivari des fous de Bassan ou des macareux babillards au large de Bréhat, nous voilà matelots immobiles à grand pas.

Au centre du récit, un père qui est ce « marin en terre » – qui fascinait tant Rafael Alberti, le poète sédentaire de Cadix – qu’une encéphalite mal soignée retrancha du tour du monde et des terres neuves. Dès lors, avec son « statut de débarqué […] il montait à bord des bateaux qui étaient amarrés dans sa tête ». Ce livre est un parcours de vie et un hommage. Ou, disons, l’oraison qu’on n’a pu dire quand le fil cassa tant les larmes engorgeaient la voix. Comment satisfaire notre infini sur le fini des mers quand la tête est aux pieds, et que le haut mal interdit toute démarche ? Lire, dénicher les nids choyés de la lecture et s’envoler sur les ailes des conteurs : Pierre Loti et ses pêcheurs d’Islande, Jules Verne aux plumes vagabondes, Victor Segalen qui, après avoir bravé tant d’océans, s’en va se perdre en forêt de Huelgoat, et puis Anatole Le Braz qui est tout entier chant de Bretagne pleurant sur les Pardons.

Mais rien à voir avec un quelconque voyage autour de la chambre. Le père et le fils, nouant leurs liens de complicité, se passent leurs livres, tiens, mon Steinbeck, prends mon Caldwell, chacun choisissant le lieu propice, chez le narrateur dans son grenier studieux ouvert à l’eau recueillie dans des seaux par le père, ce dernier emplissant son havresac de lectures et « s’approvisionnant en rêves », pour les six jours qu’il passera dans l’île, où il a été engagé, sinon comme quartier-maître, comme maître électricien. Et là, en bonheur relatif, la mer l’entourant partout comme sur un radeau dérivant au rythme des ressacs : « La mer ne restait jamais sans voix. Elle ronronnait ou sortait les griffes. Cognait contre les tourelles. Secouait les perches latérales qui signalaient la présence de récifs à l’entrée du port. Elle pouvait se déchaîner à l’improviste. Éclabousser d’écume les blocs de granit rose qui se dressaient sur la côte sud ou tenter d’éteindre, en lui lançant ses plus hautes vagues à la face, les pupilles colorées du phare qui veillait à l’extrémité nord… Le silence nocturne amplifiait la respiration de l’eau. »

Terre et mer se livrent ici un combat sans merci. Au lieu de lutter contre les lames et les vents, le marin « empêché » ne se bat plus qu’avec la terre, qui le saisit à bras-le-corps convulsé à chacune de ses crises. La mort jalonne sa route : le jeune voisin revenu de la guerre d’Algérie et qui s’éteint, le regard ailleurs, la tête égarée, bourré de morphine, rejoignant au cimetière ceux qui sont « morts pour la France ». Et puis son second fils, dont le cœur a lâché et l’urne chaude embrase le cœur du narrateur. Enfin son troisième enfant, cette jeune sœur de Jacques, qui fait le choix d’un envol vers l’infini sans nom, et alors Josse entreprendra, dans son poignant Journal d’absence (Apogée, 2010), de « transformer cette absence définitive en présence secrète », apprivoisant la mort. Sur la lande esseulée des disparus, au-dessus des dalles, tournoie et gémit la voix des marins qui n’ont d’autre sépulture que l’ingrat abysse : Colas, Vatine et Tabarly, convoqués près des défunts. Et voilà que ce marin débarqué, à bout de souffle et le regard noyé, rejoint l’équipage des « consumés » : « Dehors, le vent soufflait. Le bleu du ciel perçait. La fumée partait vers l’ouest. Elle flottait avec légèreté au-dessus des prairies et des vallées. Elle s’en allait vers l’océan. Passait, en frôlant la cime des arbres, à proximité de la rivière. Survolait le bourg, la fontaine, le cimetière et glisserait bientôt au-delà de la falaise pour s’aventurer vers le grand large avant la tombée de la nuit, portant en elle la part la plus secrète d’un voyageur ordinaire mais empêché. »

Pas de mots superflus. Gens ordinaires, vies minuscules comme en traita Michon, humble Bretagne, fleurs humiliées. Une parole retenue par le nœud dans la gorge. Jamais d’éclats, d’effets, de frime : la mort du père retient ses larmes. Jacques Josse nous donne là son plus beau livre, une œuvre de poète rejoignant par-delà l’océan les voix lointaines de cette Beat Generation tant admirée et, à l’instar d’un Ginsberg, il nous livre son Kaddish.

[1] « Liscorno : Un grand corps de tristesse breton », La Nouvelle Quinzaine littéraire, numéro du 1er-15 avril 2014.

Poezibao

Poezibao

Brèves de lecture du 4 mai 2018 à propos de Débarqué  de Jacques Josse (à lire directement sur le site ici)

Le narrateur du récit est l’auteur lui-même qui, dix ans après la mort de son père, reprend le fil ininterrompu d’un lien discret avec un père qui n’aura pas vécu la vie qu’il rêvait de vivre, celle d’un marin (au long cours), mais celle d’un débarqué dans une vie à terre malgré lui, à cause d’une maladie. Cette biographie trouée (Jacques Josse avance vers son père par fragments), ou autobiographie du père (d’une vie d’un fils dans la vie d’un père), est celle d’un silencieux qui aura légué l’art du silence évocateur à son écrivain de fils. Avec la pudeur qu’on lui connaît, Jacques Josse, en son rythme de flux et reflux maritime et paisible, s’avance dans des souvenirs d’une précision frappante, très souvent douloureux. Fils d’une laveuse de morts, Jacques Josse vit en compagnie des morts, dont il collecte des morceaux de vie, et colle à la mort, celle qu’il nomme « la tombeuse », emmanchée « d’un croissant de lune bien aiguisé » ; élaborant livre après livre sa propre « légende de la mort ». Sa légende familiale est peuplée de morts, celle d’un frère, d’une sœur, sur lesquelles Jacques Josse revient avec une acuité d’évocation bouleversante et qui mènent vers une vie qui s’éteint depuis longtemps et progressivement pour partir en fumée dans le dernier texte du livre.

Jean-Pascal Dubost

Blog d’Eireann Yvon

Blog d’Eireann Yvon

Un article sur Débarqué de Jacques Josse d’Yvon Bouëtté sur son blog, Eireann Yvon. C’est par ici pour le lire directement sur le site.

Note : 5 / 5.

Voyageur immobile.

J’ai pensé donner comme titre à cette chronique « Gens de chez nous ». Car je sais que Jacques parle de ce département dont le nom, au moment de ma naissance, était « Les Côtes du Nord » devenu depuis « Les Côtes d’Armor ». Ses habitants, je les ai connus enfant, puis adolescent. Ma mère et mon père, ma grand-mère et mon grand-père également y sont nés. J’y ai encore de la famille très proche.

Un homme, le narrateur, nous parle du décès de son père dans un hôpital de la côte.Il écrit ceci :

– Le lien qui nous unissait était peu visible. Nous étions trop timides et timorés pour donner libre cours à nos émotions.

Cet homme, dont le père « Le vieux marin » avait donné le virus à son fils qui, hélas, et à son grand désespoir, ne fut jamais marin ! Une grave

maladie de jeunesse lui avait interdit de faire le métier de ses rêves.

Il choisit alors un métier de substitution, électricien. Sur sa mobylette il partait le matin pour une ville côtière, réparations et installations dans de riches villas. Puis le chômage, et enfin un travail sur une île… la mer encore et toujours.

Ce livre nous raconte, avec beaucoup de pudeur, les relations entre un père et son fils qui se découvrent petit à petit dans un département où à l’époque les métiers de la mer étaient les seuls permettant d’obtenir une relative aisance matérielle. La Marchande ou la Royale ! Ou le séminaire !

On retrouve certains écrivains américains au fil des pages et des années, Steinbeck et Caldwell avant Jack Kerouac.

La passion des coureurs cyclistes avec un mot pour le Major Thomson décédé au mont Ventoux.

Beaucoup de personnages sont rencontrés durant une existence terrestre. Les parents et la famille bien sûr, le père absent durant une partie de sa vie, la mère qui bien entendu gère tous les tracas du quotidien. Les frères et sœur qui naissent et qui pour certains meurent beaucoup trop tôt.

Le cousin Tilly, marin, colosse, gros buveur, qui n’est pas accueilli très chaleureusement par la mère de famille, car c’est une cuite assurée pour le père !

Que dire des personnages de ce livre, ils me sont familiers. J’ai l’impression de les connaître, d’être des leurs, ce que je suis d’ailleurs.

J’ai connu d’ailleurs un Tilly à Paimpol, ami de mon père.

Les voisins et parmi eux, un peu incongru une parisienne aux mœurs légères. Joséphine et son col de renard ! Son mari, Feu le Père Fernand, le lui avait offert. Elle racontait volontiers les mercredis où elle allait voir son amant et lui sa maîtresse ! Deux frères agriculteurs célibataires chez qui on achetait un demi-cochon, l’un d’eux Eugène mourut renversé par une voiture. L’Ankou parcourait les campagnes bretonnes. Les suicides étaient chose courante à l’époque.

Encore un livre de Jacques Josse qui me va droit au cœur, dans lequel, je retrouve des personnages qui me sont familiers, des figures d’anciens marins par exemple. Une phrase me rappelle cette époque, en parlant de Tilly, Jacques Josse écrit :

–Parfois, il débarquait avec un régime de bananes en guise de cadeau.

Certains de mes oncles me parlent encore des retours de mon père, apportant avec lui des régimes de bananes. Qui pour l’époque était une denrée très rare.

Très peu de noms de bourgs sont cités, mais parmi ceux-là : Gommenec’h où est justement né mon père.

Extraits :

– Leur attelage était savamment huilé. L’un souffrait d’un manque de terre et l’autre d’un manque de mer.

– C’est pour cette raison qu’il n’avait pas pu entrer dans la marine. Pour cela aussi qu’il n’avait pas le droit de conduire. Ni de boire de l’alcool. Ni de fumer, ce qu’il faisait pourtant abondamment.

– La maison d’en face appartenait à Ernest, un homme qui avait effectué plusieurs campagnes de pêche à Terre-Neuve mais qui ne trouvait plus à embarquer.

– Il interrogeait, cherchait à mieux connaître l’envers du décor de ce qu’on appelait « Le Grand Métier ».

– Il n’osait plus descendre à la rivière. À ses yeux, un chômeur n’avait pas le droit de se divertir.

– L’endroit était chargé d’histoire. Il la connaissait trop bien pour ne pas s’en imprégner. Savait que les goélettes qui partaient encore, il n’y a pas si longtemps, pour Terre-Neuve ou pour l’Islande, avec à leur bord quelques tonnes de gros sel et un équipage composé essentiellement de marins locaux, devaient franchir le raz de l’île avant de gagner la haute mer.

– Tout comme son cousin Tilly, il l’appelait frère, ou plutôt breur (ce qui signifie la même chose en langue bretonne).

– Attiré par l’alcool, sans en être dépendant, il tentait d’y résister autant que possible et y parvenait le plus souvent

– Mon père multipliait les virées en terre étrangère sans jamais quitter ses pénates.

Librairie Decitre

Nouveau coup de coeur à la librairie Decitre de Grenoble pour Débarqué de Jacques Josse :

« Quel plaisir de lire Jacques Josse ! Evocation tendre et sensible d’un père où les embruns se confondent aux souvenirs… Il y est question de voyages, de marins, de ces petits souvenirs iodés, infiniment touchant… »

A propos de Débarqué

A propos de Débarqué

Jacques Josse nous parle de Débarqué, son quarantième titre.

Les liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement forts mais la plupart du temps non dits. C’était un être silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s’est mise à restituer par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait, à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son absence me déstabilisait tout en m’incitant à lui inventer une autre présence. C’est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir sur son parcours s’est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant ce que fut la sienne m’a semblé être la meilleure façon de lui rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son itinéraire fut semé d’embûches.

Son rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au long cours. La maladie, en l’occurrence une encéphalite aiguë mal soignée, dont les séquelles allaient l’accompagner durant toute son existence, est hélas venue, alors qu’il avait dix-sept ans, anéantir ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant naviguer, il est devenu électricien. Et il s’est mis à voyager autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en s’entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en s’octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la grande dépression des années trente, celles de son enfance. C’était un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à cœur de transmettre sa passion.

On ne peut, même si la solitude n’est jamais loin, vivre seul. Son histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l’essentiel de son temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n’interviennent ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou de mer) – souvent en bout de course – qu’il côtoyait quotidiennement.

Mon désir en écrivant ce texte était également de rappeler qu’aucune vie n’est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l’écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père n’y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s’employait à vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous les siens restent d’aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves brisés d’homme débarqué, par sa santé défaillante et par la mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à la mémoire collective. Et c’est inévitablement là que je suis allé puiser.

Lire l’article directement sur son blog.

Addict-Culture

Addict-Culture

Jacques Josse : le père, la mer, la mort. 

Débarqué de Jacques Josse est un témoignage sur un père qui rêve mais ne peut voguer sur la mer. À l’instar de Cloués au Port du même auteur, édité en 2011 chez Quidam éditeur, il parle d’un homme, le père de Jacques Josse, voyageant par substitution en écoutant ceux qui peuvent partir en mer et lisant des écrivains américains ou autres voyageurs. C’est un témoignage qui est aussi un hommage au père et à toute vie humaine.

Cet homme est le fils d’un marin au long cours. Dans la famille Josse, la figure du grand père a donc une place particulière. À l’ombre de cette figure héroïque, le père étant malade vit ce pied-à-terre forcé avec difficulté. L’auteur nous parle aussi de la réalité de la Bretagne, de cette époque où la pauvreté n’était pas encore masquée par le tourisme. Ceux qui ont voyagé et qu’écoute le père perdent pied comme s’ils n’avaient pas leur place sur la terre ferme.

Rappeler qu’aucune vie n’est simple, banale ou ordinaire dit Jacques Josse pour parler de ce livre. Ainsi il témoigne autant de ce père cloué à terre que de ceux qui l’entouraient. Ce territoire est peut-être plus dur que d’autres. La mort est implacablement présente : celle des hommes mais aussi celle des animaux. Le lecteur touché par la figure du père le sera d’autant plus par ces êtres qui tombent. Dans cet hommage au vivant, l’écrivain aborde cette intimité avec sobriété, ne désignant la mère et le père que par les pronoms elle et il.

L’émotion qui saisit le lecteur ne disparait que longtemps après avoir refermé ce livre. Il nous fait comprendre l’importance et la fragilité d’une vie humaine notamment quand elle rêve de partir se confronter à la diversité du monde.

Débarqué de Jacques Josse, publié aux éditions la contre allée, sorti le 12 avril 2018.

Addict-Culture, le 12 avril 2018 par Adrien Meignan

Pour lire l’article directement sur le site, c’est par ici.

Benzine Mag

Benzine Mag

Bon anniversaire aux éditions La Contre Allée ! par Delphine Blanchard – 13 avril 2018

2008-2018 : dix années de création unique et de défense d’une littérature à part pour la précieuse maison d’édition lilloise La Contre Allée. Inspirée d’une chanson d’Alain Bashung, elle porte son nom comme un étendard pour une littérature qui délaisse les grands axes, défendant les engagements littéraires et les formes nouvelles. Lecture croisée de Débarqué de Jacques Josse et Ces histoires qui arrivent de Roberto Ferrucci. Vive les chemins hors des sentiers battus.

Voici l’une des strophes de la chanson Aucun express d’Alain Bashung sur l’album Fantaisie militaire :

“Délaissant les grands axes

J’ai pris la contre-allée

Je me suis emporté

Transporté”

Installée à Lille depuis sa création en 2008, la maison d’édition La Contre Allée nous emporte et nous transporte. À l’instar des noms de leurs collections : La sentinelle ; Les périphéries ; Fictions d’Europe ; Un singulier pluriel : L’inventaire d’inventions… Maison audacieuse entend-on parfois. Maison élégante et précieuse surtout, avec de beaux objets livres. Des ouvrages aux couvertures classieuses, au papier de grammage noble. Un papier où les vergeures et les pontuseaux laissent des marques, aussi indélébiles que les traces qui restent dans nos mémoires, longtemps encore après la lecture. C’est notamment le cas de deux ouvrages parus dernièrement. Deux récits intimes lus à quelques jours d’intervalle, offrant des résonances étonnantes.

Commençons par le pudique récit de Jacques Josse, intitulé Débarqué. Débarqué comme le père de l’auteur, rêvant de devenir capitaine au long cours, et obligé de rester à quai à cause de crises d’épilepsie régulières. Jacques Josse débute son récit par ces mots : « Aucune vie n’est simple, banale ou ordinaire. » C’est ce qu’il démontre au fil des 160 pages de ce livre, tour à tour, émouvant, sans complaisance et touchant. L’auteur écrit : « Mon père » tout au long du récit. Pas de prénom. Pas de « papa ». Juste la réhabilitation d’un humain parmi les humains. Pas pire. Pas mieux. Comme les autres qui fera avec les aléas de la vie. La mer n’est pas pour lui. Il sera électricien. Avec, pour principale boussole et bouée de sauvetage, les livres. Si Débarqué est un hommage au père, il est aussi celui de la littérature comme refuge pour un être angoissé, malade dès le plus jeune âge, bourré de frustrations. Un homme taiseux qui, après la mort de sa propre mère, « évacuait sa tristesse en pelletant à tour de bras. »

 

Jacques Josse écrit avec pudeur la vie de ce père, voyageur ordinaire empêché. Son écriture est fine. Ses mots sont précis et poétiques. Son récit est d’une pureté, d’une simplicité et d’une universalité déconcertante. « Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l’écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. » Jacques Josse dissèque des épisodes très personnels. Trouve les failles. Explique le lien filial. Ce qu’il a de déraisonnable et d’amour, justement sans faille. Les souvenirs de ce père, aujourd’hui mort, sont surtout la preuve que le fils était bien plus à l’écoute qu’il pouvait y paraître. Malgré un père « à l’air rude et mélancolique », le dialogue entre ces deux-là était fort et le lien indénouable. Un hommage à la figure du père d’une beauté folle.

L’hommage est aussi au centre du récit Ces histoires qui arrivent de Roberto Ferrucci. Ode au père de cœur. Vibrant hommage à son ami et frère de littérature Antonio Tabucchi. Une escapade à Lisbonne pour un ultime recueillement sur la tombe de l’auteur et c’est le début du voyage intérieur, empli de souvenirs disparates et… de clins d’œil surnaturels ! En exergue, Ferrucci cite Tabucchi : « La littérature est fondamentalement ceci : une vision du monde différente de celle qu’impose la pensée dominante… » Le périple de Roberto Ferrucci sur les traces de son confrère offre, quant à lui, une forme littéraire différente. Entre balade touristique lisboète et réminiscences d’une amitié littéraire et spirituelle sur plusieurs années et dans plusieurs villes. Tantôt Venise, tantôt Paris ou Saint-Nazaire, tantôt Vecchiano. Roberto Ferrucci écrit : « Je me souviens très bien de la sensation que j’éprouve chaque fois qu’apparaît sur l’écran un numéro étranger, l’émotion naïve de quelque chose qui vient de loin, peut-être parce que j’ai commencé à voyager tard et que je pense encore que l’ailleurs est toujours trop loin, presque inaccessible, malgré les vols low cost. »

C’est ici le récit d’un compagnonnage érudit et livresque, entre militantisme politique et goût pour l’ailleurs. « Les histoires ne commencent pas et ne finissent pas, elle arrivent. » Cette amitié entre deux auteurs majeurs de la littérature contemporaine nous est contée avec saveur. Loin d’un entre-soi qui aurait pu laisser le lecteur sur le bas-côté. Ces histoires qui arrivent donnent envie de goûter aux mots de Tabucchi, autant que de s’envoler pour un ailleurs riche de découvertes et d’inconnus. Un endroit où tout serait possible. L’ailleurs est parfois à portée de main : il suffit d’ouvrir un bon livre.

Delphine Blanchard

Pour lire l’article directement sur le site (et accéder aux illustrations), c’est par ici.

Unidivers

Unidivers

JACQUES JOSSE OU LE STYLE DES BELLES PERSONNES par Denis Heudré sur Unidivers – 12 avril 2018

Après un portrait attachant de Marco Pantani en 2015 (voir ici), Jacques Josse, écrivain discret, prix Loin du marketing en 2014, revient sur l’histoire de son père dans Débarqué, malheureusement touché trop jeune par la maladie et écarté d’une carrière de marin. Breton resté à quai, cloué au port, débarqué. Les psychanalystes nous invitent à “tuer le père”, ici l’auteur choisit une autre voie, celle de lui rendre hommage.

Dans Liscorno, publié en 2014 aux éditions Apogée, Jacques Josse nous faisait découvrir les lectures de sa jeunesse et les auteurs qui l’ont marqué. Dans Débarqué, il s’enfonce plus profond encore dans ses racines littéraires quand cette passion de la lecture de récits de voyages lui vient de son père. Quelle belle transmission que cet appétit de récits d’aventure, et après cette transmission, il faudrait “tuer le père” ? Ce n’est pas possible.

Nous faisons dans Débarqué connaissance avec un grand-père capitaine au long cours, un père qui ne le sera pas pour raison de santé et qui ne cessera de voyager avec les livres (Pierre Loti, John Steinbeck, Joséphine Johnson, etc.) et en écoutant les récits rapportés au bar par les marins.

« Il avait tellement pris l’habitude de voyager à l’instinct que c’en était devenu une seconde nature. Mon père multipliait les virées en terres étrangères sans jamaus quitter ses pénates. Il parlait avec les ouvriers agricoles qui se louaient de ferme en fermer, avec les pêcheurs qui bivouaquaient le long des cours d’eau, avec les hobos américains qui grimpaient dans les trains de marchandises, avec les voleurs de voitures qui filaient de New York à San Francisco en changeant de véhicule avant de tomber en panne sèche. »

Quand les rêves se passent ainsi de générations en générations.
Cette vie était dure, n’en déplaise aux nostalgiques. S’il ne se suicidaient pas violemment, nombreux le faisaient à petite dose, ou plutôt à petites verrées de vin, de cidre ou d’eau de vie, la mal nommée. Des ambitions contrecarrées, des angoisses gardées pour soi, des histoires de mauvaises amours, des blessures de guerre, du manque d’argent, des maladies qui ne se soignaient pas à l’époque, des métiers qui éloignaient les pères de leur famille, la mort toujours proche, cette vie simple n’a pas les honneurs des livres scolaires. C’est aux écrivains qu’il revient d’en assurer la transmission.

« Mon père connaissait tous les habitants. Il était né à l’extrême Ouest, sur les hauteurs de Brest, à 150 kilomètres, maus avait passé l’essentiel de son enfance et de son adolescence dans ce hameau où la plupart des hommes exerçaient des métiers liés à la terre ou à la mer. Certins, qui travaillaient dans la marine marchande, ne revenaient qu’épisodiquement, un peu désaxés, parfois même un peu fous, éprouvant les pires difficultés à vivre en famille. »

Écrire les liens qui unissent un homme à ses origines, un homme à sa terre, exige un style d’écriture à la hauteur de l’enjeu. Et Jacques Josse sait, de chapitres en chapitres comme autant de nouvelles, en phrases parfois longues et parfois courtes, nous entraîner dans une narration sensible et pleine de tendresse et d’humanité, le style des belles personnes.

« Au fil des ans, le lien qui s’était discrètement tissé entre nous n’a cessé de s’affermir. Il s’est nourri de faits subtils, graves ou anodins, de moments de bonheur et de drames sans nom. Il s’est étoffé en courant sur plus d’un demi-siècle. Il doit beaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences. »

Jacques Josse sait bien conter, au-delà de ses origines, le destin des petites gens. Il y avait de la noblesse dans ses vies populaires. Et on se laisse aisément embarquer dans cette histoire du quotidien de Bretons dans la deuxième moitié du 20e siècle.

Débarqué de Jacques Josse, Éditions La Contre Allée, collection LA SENTINELLE, isbn 9782917817735, 160 pages, date de parution 12/04/2018. prix 16 €

Jacques Josse

Né dans les Côtes-d’Armor en 1953, Jacques Josse vit à Rennes où il a longtemps travaillé au tri postal. Il a publié poèmes, récits et romans, notamment aux éditions La Digitale, Apogée, Quidam et Jacques Brémond.

Pour lire le texte directement sur le site (où vous retrouverez des photos et des vidéos!), c’est par ici.