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Un article de Jacque Josse, du 6 novembre :
Madrid, 2010, Matías Bran, homme réservé, âgé de 65 ans, exerçant le métier d’électricien, s’apprête à mettre fin à ses jours. Il s’est enfoncé le canon d’un pistolet dans la bouche et commence à caresser la détente. Il est seul chez lui. Ne possède rien. À part des cahiers (aux pages couvertes de citations, de photos, de phrases, de devises glanées çà et là) et trois photos. L’une le montre en compagnie de son père Salvador. La seconde représente son grand-père Miguel. Il figure sur le dernier cliché près de sa cousine Isabelle. Il a également, mise à l’abri dans un caisson, une valise usée, ayant appartenu à son grand-père, mais il n’a jamais eu l’idée de l’ouvrir. C’est pourtant celle-ci qui aurait pu, s’il en avait eu l’envie, lui dire d’où il vient, où sont ses racines, quel fut le parcours des siens, et sa véritable histoire, celle que ce roman, premier volet d’un saga familiale qui débute en Hongrie à la fin du dix-neuvième siècle, nous délivre avec minutie.
Tout débute dans le village de Kohely, en septembre 1898, quand Anna Brasz, une paysanne de vingt-et ans, enfante, accroupie sur la terre battue de l’unique pièce de sa masure, en présence de sa fille Örzse.
« Anna coupe le cordon d’un coup, le noue et tandis que le nouveau-né se met à pleurer dans les bras d’Örzse, de nouvelles contractions l’aident à expulser le placenta. « C’est un garçon ». Elle se laisse ensuite tomber sur la paille de sa couche. « Miklos, il s’appellera comme son frère ». »
(Celui-ci est mort une heure plus tôt. Il avait sept ans.)
Quelques années plus tard, tous trois quittent le village pour aller travailler dans les usines d’armement Weizer, à Csepel, tout près de Budapest. Journées de douze heures, salaires de misère, cadences effrénées sous l’œil acéré des contremaîtres à la solde du parti et du syndicat unique (social-démocrate) sont leur lot quotidien. Leur seule façon de s’échapper de ce monde où on les exploite jusqu’à l’usure réside dans l’apprentissage de la lecture. Peu à peu, tous les ouvriers s’y mettent. Ils se servent d’un livre qui s’intitule Manifeste Communiste.
« Depuis qu’ils savent lire, et même bien avant, ils sont tous d’accord pour dire que tous les êtres humains sans exception, le dimanche après-midi, devraient pouvoir aller boire une bière, voire plus d’une (…) et paresser couchés dans l’herbe, (…) comme les bourgeois, en été. »
D’autres revendications, plus fermes, plus radicales, et rendues possibles grâce à l’esprit collectif qui les anime, prennent forme. Des grèves éclatent. La répression ne tarde pas. Et puis tout, soudain, y compris, et surtout, leur solidarité, vole en éclats en août 1914. Certains sont pour la guerre. D’autres, et ce sont d’abord les femmes, s’y opposent qui dénoncent un conflit qui verra les ouvriers des différents pays européens se tuer les uns les autres au profit d’une classe dirigeante unie qui demandera forcément à ceux et à celles restées à l’usine d’augmenter les cadences pour fabriquer toujours plus d’armes. Örzse s’exprime ainsi tandis que son frère Miklós, qui a seize ans, part à la guerre. Sur le quai, le jour du départ, elle le gifle, avant de revenir sur ses pas pour l’embrasser.
Pendant quatre ans, chacun va suivre une trajectoire particulière. La misère les accompagne en permanence. Il n’y a nul répit dans la lutte qu’ils mènent pour survivre, que ce soit au front ou à l’usine. Isabel Alba décrit toutes ces trajectoires. Chaque personnage a un destin singulier, qui est saisi avec humanité et relié aux autres. Certains meurent. D’autres désertent. Quelques uns sont portés disparus. D’autres encore deviennent des salauds. Leur histoire personnelle s’adosse à l’Histoire en cours.
La guerre terminée, le travail reprend. Le combat des ouvriers, requinqués par ce qui se passe en Russie depuis octobre 1917, recommence aussi. Plus âpre, plus rude, d’autant que la bourgeoisie, soutenue par les sociaux-démocrates, demandent encore plus de sacrifices à ceux qui viennent déjà de vivre des années noires. Miklós Brasz et sa sœur sont de ceux qui ne veulent plus de ce système capitaliste. Des milliers d’opposants se rassemblent. Leur lutte aboutira, en 1919, à la création de la République des Conseils en Hongrie. Celle-ci ne durera que 133 jours. Après quoi, revient le temps de la répression.
« La répression se répandit sur l’ensemble du territoire hongrois sous la forme de procès expéditifs, d’exécutions sommaires, de séquestrations, de tortures et de mutilations sauvages ayant pour cible la classe ouvrière et la paysannerie. »
C’est durant cette période que disparaît Örzse Brasz. Son frère la recherche en vain. Il doit bientôt, s’il veut survivre, quitter le pays. Il le fait en compagnie de sa très jeune nièce. Tous deux partent, rejoignent Trieste puis Marseille, où ils se séparent.
Peu après, à proximité de la frontière espagnole, Miklós Brasz, venu au monde vingt-deux ans plus tôt, sur le sol en terre battue d’une masure située dans un petit village hongrois, va devenir Miguel Bran, futur grand-père de celui qui, au moment où le livre se referme, est toujours seul chez lui, un pistolet dans la bouche et un doigt posé sur la détente.
C’est une grande fresque, extrêmement vivante et bien documentée, on y croise Rosa Luxemburg, Walter Benjamin et Erich Mühsam, que donne ici à lire Isabel Alba. Une histoire collective, intense, réaliste et fermement engagée dont on attendra la parution du prochain volet avec impatience.
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