Blog Les amis de Michèle Desbordes
Le périple de deux « frères » qu’un siècle sépare, Jean-Baptiste S. dans Le commandement (Michèle Desbordes, Gallimard, 2001), Leroux dans Le bruit des tuiles (Thomas Giraud, La Contre Allée, 2019).
Deux récits qui puisent dans l’Histoire, et ce que furent les espoirs d’accomplissement qui poussent des hommes à quitter -si ce n’est abandonner- quelque chose pour partir vers l’autre monde.
Le périple de deux « frères » qu’un siècle sépare, Jean-Baptiste S. dans Le commandement (Michèle Desbordes, Gallimard, 2001), Leroux dans Le bruit des tuiles (Thomas Giraud, La Contre Allée, 2019).
Deux récits qui puisent dans l’Histoire, et ce que furent les espoirs d’accomplissement qui poussent des hommes à quitter -si ce n’est abandonner- quelque chose pour partir vers l’autre monde.
Deux récits qui parlent des grands départs vers l’ailleurs que l’on ne connaît pas, que l’on imagine beau et désirable. Que ce soit en 1855 selon les plans soigneusement élaborés du projet de vie communautaire inspiré de Fourier par Victor Considerant. Et ce sera la nouvelle ville de Réunion dans le Texas près de Dallas dans Le bruit des tuiles. Que ce soit en 1771 pour répondre à l’imaginaire d’une femme têtue qui imagine, crée le pays où son fils doit se rendre et ne peut que faire fortune. Et ce sera encore la lointaine Amérique et plus précisément Haïti (Saint-Domingue d’autrefois) pour exploiter une caféière dans Le commandement.
Deux récits qui parlent de destinées, d’hommes qui quittent tout, animés de la même soif d’autre chose, d’une autre vie, d’un éden lointain, d’un arrachement, d’une rupture aussi.
L’un, Jean-Baptiste S., sur l’injonction impérieuse de sa mère, comme à son corps défendant.
« Quand elle a cette idée qu’il s ‘en aille, lui le fils, le dernier. » Le commandement,page 36
« Les terres de là-bas on en parle encore, c’est ce qu’elle dit, il y a encore dans ce pays-là des terres qui n’appartiennent à personne et qu’on vous donne pour peu que vous les défrichiez et les plantiez… » Le commandementpage 36
L’autre, Leroux, sur sa propre injonction, sa soif d’en finir avec un quotidien qui l’étouffe, le tue à petit feu :
« Traverser la mer, aller vivre autrement, arriver quelque part où il n’entendrait pas ce tiens c’est le fils Leroux qui ne fait pas tout à fait aussi bien que son père. » Le bruit des tuiles , page 44
« L’idée un peu folle d’être un homme neuf à vingt-six ans. Avec des faiblesses peut-être mais au moins des faiblesses nouvelles et non celles qui ne sont pas les siennes mais seulement déduites de ce qu’il n’aurait pas les qualités de son père et de sa mère. » Le bruit des tuiles, page 45
Deux hommes qui partent pour se soustraire à une emprise devenue insupportable. L’un, celle d’une mère abusive qui décide du destin de son fils qui n’a d’autre appellation pour tous que « fils de la Gertie des Lutz ». L’autre, celle du père à l’héritage pesant dont il n’est que l’ombre pâle.
Deux récits qui évoquent des hommes jeunes, des humbles, des déracinés, mais aussi des solitudes, des inaccomplis, et des obstinations. Car ils disent une forme de consentement qui n’est ni la résignation, ni la soumission, ni l’acharnement, mais qui a à voir avec l’obstination de prendre le temps de voir encore, de contempler à sa guise.
Quand Jean-Baptiste S. ne fait qu’échouer dans ce qu’il entreprend, puis ne fait que marcher, arpenter inlassablement, obstinément le territoire de l’île où il a tout perdu, jusqu’à revenir vingt ans après pour mourir aux côtés de sa mère, mais à son insu, dans une cabane qu’il fabrique de toutes pièces sur les coteaux nantais d’où il peut voir le ciel, Leroux participe de même aux échecs répétés de la grande entreprise communautaire qu’il avait pressentis de ces terres incultes, mais il s’enracine, s’empierre dans une modeste cabane qu’il construit, et dans ce qui est le paysage étriqué et désolé de Réunion déserté par les colons amers, ruinés et par Victor Considerant. Il accepte d’être là, et sa contemplation repousse les limites étroites des terres désolées.
« Qu’il demeure chez eux et consigne comme il fait, puis qu’un jour il en soit congédié, et qu’un autre encore, rien ne dit comment, se retrouve sur une des bateaux qui font la traversée (…) à nouveau, il va droit devant, de cette façon qu’il a toujours eue, sans paraître hésiter ni rien demander. Comme vont ceux qui ont à faire ou ayant appris un rôle le jouent du premier jour au dernier, et c’est comme s’ils n’avaient jamais fait que cela. Le commandement, page 109
« Il part, un soir de décembre (…), et le jour vient où il entreprend la cabane puis l’ayant achevée le jour où il prend le temps de la contempler (…), le pan de ciel entre les arbres. Si peu qu’il dure il y aura ce moment, et alors il se mettra à mourir. » Le commandement, page 110
« Il n’est pas parti ; pour le ciel, pour toutes ces pierres autour avec leur obstination de pierre, et peut-être pour essayer de clarifier ce qu’il fait. » Le bruit des tuiles, page 272
« Je ne suis pas parti parce qu’ici, probablement, il y a une sorte d’ombre à moi, quelque part, que j’ai dû laisser un peu s’imprégner, un peu partout ici. » Le bruit des tuiles, page 275
« Il aimait les matins ici, cette liberté sidérante d’avoir le temps et d’être le seul maître du moment où il se déciderait à faire quelque chose, voire ne rien faire. » Le bruit des tuiles, page 279
Deux récits qui parlent de compulsion. Pour Leroux, un fatras, une accumulation soigneusement ordonnancée de vieilles choses, de bouts de choses, de rebuts qui pourraient servir encore, un barda lourd auquel on s’attache, et qui de fait interdit d’imaginer le moindre déplacement. Pour Jean-Baptiste S. des notes, des relevés qui se muent en consignations incessantes et obtuses pour dire ce qu’il fait, ce qui est à portée de sa main, puis de son regard hébété, et qui doivent témoigner pour la mère de ce que l’on fait au loin de travail sans relâche.
Deux personnages suscitant une vive émotion qui enjoint, dès les derniers mots lus, à lire encore pour ne pas les quitter trop vite. Alors, on retourne aux premières pages et l’on découvre ce que l’on savait déjà, mais que la lecture cursive a tenté et permis de tenir à distance, d’écarter. Le désastre annoncé. Dans l’un et l’autre récit, il s’écrit d’emblée.
« Tout ce ciel, tout ce sable, cela a dû être simple d’avoir peur de vivre ici, d’avoir peur en vivant ici… Fin 1860, ces ruines, c’est tout ce qu’il reste de Réunion,… » Le bruit des tuiles, page 13
« Alors nous nous sommes dit que point n’était besoin de quelqu’un pour porter les nouvelles, qu’il y avait des choses que nous savions depuis le commencement. » Le commandement,page 12
Deux récits dont émanent une atmosphère envoûtante, un « esprit des lieux » qui s’imprime en vous pour toujours comme il s’est imprimé dans les corps des hommes de là-bas. On retourne une dernière fois au texte, aux excipits maintenant, qui disent que ce qui fut, a passé, n’est plus.
« Le soir sur le port nous apercevons le petit avec le chien, ils regardent les bateaux qui arrivent, ceux qui s’en vont… et par-dessus, quand cesse la pluie, court un nuage clair, vif, porté par le vent. » Le commandement, page 143
«Il reste comme des grandes planches plantées, ces murs qui entourent encore mais n’entourent rien, tout cela disant ce qui fut et le reste. » Le bruit des tuiles, page 280
Deux écritures faites d’une langue ciselée, complexe, somptueuse, inventive et qui se joue des virgules, des enchâssements du discours, chacune d’une originalité bouleversante. On voudrait citer à nouveau, donner à entendre ces verbes magnifiques. Ce serait d’autres phrases à consigner qui disent la fulgurance et la beauté.
Mais ne suffit-il pas de lire et relire Michèle Desbordes et Thomas Giraud pour partager plus encore ce qu’ils ont de connivences, de résonances secrètes et de singularités ?
Le 21 mars 2021
L’article d’origine est disponible ici