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Librairie Charybde

Note de lecture : « Le cœur de l’Europe » (Emmanuel Ruben) par la Librairie Charybde à Paris (lire directement l’article)

Les Balkans, en un trajet sinueux de routard pensif parmi les réfugiés et l’Histoire.

Aujourd’hui il n’y a qu’à Ohrid – qui n’a pas connu la guerre, où n’a pas sévi l’épuration ethnique – qu’on peut avoir un juste aperçu de ce que fut la Yougoslavie ; un pays où l’on peut être macédonien, parler albanais, manger bosniaque, rêver des femmes croates et des plages monténégrines, regarder la télé turque ou allemande en buvant de la gnôle serbe. À Ohrid où nous allions siroter un verre de salep le soir dans un troquet tenu par des Albanais, la télé changeait de langue tous les jours et j’ai entendu le même garçon de café blond comme un Russe parler successivement macédonien turc albanais serbe allemand anglais – de sa scolarité yougoslave, il lui restait même des rudiments de français. Il va de soi qu’il ne connaissait pas toutes ces langues par cœur mais il était capable de les baragouiner, de naviguer entre elles comme entre deux eaux, de donner le change d’une langue à l’autre : ce garçon de café parlait la langue de l’Europe dont rêvait Umberto Eco. 

Presque parallèlement à son « Terminus Schengen », Emmanuel Ruben publie en ce mois de mai 2018 un autre texte s’appuyant sur son séjour de quelques années à Novi Sad, capitale de la Voïvodine serbe et, bien souvent, avant-dernière station avant la frontière hongroise pour celles et ceux qui « montent », quelles qu’en soient les raisons, vers la terre promise européenne. « Le Cœur de l’Europe », dans la belle collection Fictions d’Europe de La Contre Allée – collection qui nous a déjà offert récemment le singulier « Ces histoires qui arrivent » de Roberto Ferrucci, par exemple – porte le curieux récit d’un musardage sur ces confins balkaniques qui furent, avant-hier et hier, poudrière certainement, mais qui sont encore et toujours puissant creuset humain, et pas uniquement sans doute pour des raisons historiques, géographiques et géopolitiques. S’engouffrant dans la mosaïque si fragmentée issue de l’éclatement de la Yougoslavie (et de l’ouverture de l’Albanie), plus paisiblement sans doute que le Sébastien Ménard de « Soleil gasoil » et de « Notre Est lointain », Emmanuel Ruben sonde, en praticien expérimenté du voyage immersif (en étant toutefois parfaitement conscient de la part d’illusion inévitable que comporte la démarche) et en géographe d’origine, les paysages et les impressions, les histoires et les récits (nationaux ou non), les dits et les non-dits du terrain comme de certaines grandes figures culturelles qui y sont attachées – mais aussi de certains observateurs privilégiés, avant lui. De Novi Sad à la Krajina, de Višegrad  à Goražde, de Sarajevo à Kotor, de Shkodër à Gjirokastër, de Salonique à Belgrade, en compagnie d’Ivo Andrić (« Le pont sur la Drina », 1945), de Miloš Crnjanski (« Migrations », 1929), de Joe Sacco (« Goražde », 2000) ou de François Maspero (« Balkans-Transit », 1997), entre autres compagnons de route, au bord de lacs millénaires ou à proximité de barbelés tout frais, Emmanuel Ruben nous offre 80 pages vitales, où le passé et la culture s’entrechoquent avec le présent et les réfugiés, où résonnent des sons terribles et beaux, à l’image d’une région jamais apaisée et profondément vivante.

J’aurais voulu évoquer aussi les Portes de Fer, les monastères de la Fruška Gora, les ours légendaires de la montagne Tara, les méandres et les vautours de l’Uvac ; j’aurais voulu repartir en pensée à Novi Pazar dans le Sandžak serbe où il y a des maisons dans tous les styles et des plaques d’immatriculation de toute l’Europe ; j’aurais voulu revivre nos virées en scooter sur l’île croate de Dugi Otok où l’on trouve un lac salé et des falaises de marbre mais ce livre aurait fini par ressembler à un guide touristique archilacunaire de l’ex-Yougoslavie, ce qu’il n’est pas. Ce petit livre est un lasso jeté négligemment au cou d’un pays qui n’existe plus ; ce petit livre est un stéthoscope – à l’origine une simple liasse de papiers roulés par le docteur Laennec – qui tente d’ausculter le cœur de cette Europe qui bat encore.

Emmanuel Ruben sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le 13 juillet prochain à partir de 19 h 30 pour nous parler des littératures de l’ex-Yougoslavie, une soirée à ne pas manquer.