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Librairie Esperluette (Lyon)

«Alexandre, Joséphine, Paule, Simone et Jeannot : il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là».

Perrine Le Querrec n’aime rien tend que s’attacher follement à des personnages, des personnages tout en singularité, qu’il s’agisse de personnage de fiction à l’instar de Jeanne L’Etang ou qu’ils aient existé, pensons à Hannah Hoch, à Unica Zürn ou encore aux Tondues, aux victimes des « tournantes de Fontenay » pour n’en citer que quelques-unes.

Jean Crampilh-Broucaret (1939-1972) dit Jeannot fait partie de ceux-là. Sa vie reste marquée par un père mort par pendaison et la claustration qui va s’ensuivre et le faire rester à l’écart du monde réel, avec sa sœur Paule et sa mère Joséphine, avant que cette dernière ne décède et soit enterrée à l’intérieur de leur maison. Un drame familial matérialisé par une inscription épigraphique que va s’acharner à écrire Jeannot à même le plancher. Ce texte gravé par Jeannot, pour lequel on bute encore quant à l’attribution d’un sens, sera retrouvé en 1993 par un psychiatre de Pau. Le plancher de Jeannot, considéré comme une oeuvre d’art brut, peut être observé dans le cadre d’une exposition portée par le Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne (MAHHSA)* et ce jusqu’au 27 avril 2025.

Perrine Le Querrec revient sur cette histoire de famille qui tourne mal, épouvantable. Avec elle, on marche en permanence sur le chemin de crête de la folie. Tous les ingrédients de l’abîme sont là pour que les protagonistes s’y précipitent : leur ferme, véritable citadelle assiégée, est située dans un village, les Deux-cents, «qui complote et murmure à leur passage», entre les membres de la famille refermés les uns sur les autres le silence règne («un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas»), les lieux sont truffés d’ennemis intérieurs, d’esprits mauvais et une antenne-relais qui envoie ses mauvaises ondes, l’humeur de Josephine qui «bascule», les parents qui sont en désaccord permanent, Simone l’une des filles qui s’extrait du giron familial, et le père qui brutalise, qui ferme les portes de l’enseignement à son fils, qui commet un inceste sur sa fille aînée et qui donnera l’EnfantX. «Ce n’est pas un père, juste une forme de violence ; Ce n’est pas une mère, juste une forme d’indifférence ; Ce n’est pas une famille, juste une forme de récit ; Ce n’est pas eux, juste une forme de silence (…) Une longue cohabitation avec l’inhabitable».

Jeannot, et sa souffrance rentrée, se construit dans ces impossibilités de relation : «Le temps du désespoir court jusqu’à l’horizon, effondre la terre à ses pieds, s’accroche aux cimes, se pend à l’écorce des arbres. Jeannot avance à travers les arbres». Même sa Destinée (petite-amie) se dérobe. Provisoirement c’est sa participation à la guerre d’Algérie qui lui permettra de se mettre à distance de la pétaudière familiale. C’est le suicide par pendaison de son père qui le fera revenir précipitamment, «se précipite[r] dans l’inexistence», revenir sur un autre champ de batailles. Chacun des trois survivants poursuit son fantôme. «Ils sont rayés de la carte des vivants ; Ils sont effacés du planisphère ; Ils sont barrés des registres; Ils sont oubliés de leur nuit». Et quand la mère décède, Jeannot et Paule deviennent le sosie l’un de l’autre («ils ont le même visage, la même voix, le même langage, la même histoire»), «prisonniers du bagne familial, aliénés dans l’asile commun». Ils laissent tout à l’abandon, «ronces et chiendent terminent leur course dans la maison». Avant que Jeannot ne s’investisse de tout son corps sur le plancher, le plancher devient le soliloque de Jean, «son radeau de bois». «Mains-mâchoires édentées à force de gueuler, creuser, graver». «Dire, creuser-dire, forcer-dire, taper-dire, fou-dire».

«Si Jeannot le veut, bois devient papier. Voici venu le moment de dire. Voici venu le temps d’écrire.

Le plancher

Dur

Stable

Il est là

Il accueille, ranime, offre son espace

Réel

Habité

Habitable»

La langue de Perrine Le Querrec est de celles qui savent creuser, marteler, se réinventer, les mots en jaillissent, viennent cogner. Celle qui se soucie remarquablement bien des trous et des points de suspension dans les récits, dans les psychés, sans jamais refermer complètement les choses («une suite à imaginer. Une fin suspendue»). Une écriture qui prend au sérieux le «fond des formes» du délire. La marque de fabrique d’un livre qui marque.

Ce texte si singulier nous fait penser à La décharge de Béatrix Beck, de par le côté « dysfonctionnel » de la famille où l’inceste et la mort se côtoient également ou encore à Zizi Cabane de Bérangère Cournut plus pour l’aspect complètement dévasté de la maison (une maison qui «rend ses entrailles») où la nature reprend tout petit à petit, et pour la confusion des places, et le caractère «abandonnés» des membre de la famille Ferment, avec de la même façon une mère étrangère à elle-même au mari, aux enfants ; ceux-là même qui se demandent de la même façon «où pouvons-nous blottir nos enfances ? Où sont les bras de nos parents ?»

C’est profond, troublant et ça secoue fort. On adore. Tellement.

«Allongé dans ma litière de copeaux je touche les lettres, je sais ce que je dis. Je dis ce que j’ai vu. Je dis que ma rétine, ma vue, mon œil et les images. Je dis les abus. Je dis noir sur noir. Je dis et je ne vacille pas. Je dis ce qu’ils m’ont raconté. Leurs interdits. Je dis à leur place, je dis à leur faute, je dis à leur face, je dis à leur tête ? Je dis ma puissance. C’est à vous de me regarder maintenant».

*cf.https://musee.mahhsa.fr/accueil-mahhsa/programmation-culturelle/