Librairie Lafontaine (Privas)
« Avant de prendre congé, Maria Pilar Burillo montre sur des cartes l’évolution de la densité de chaque municipalité tout au long du XXe et du XXIe siècles. La couleur noire, qui distingue les villages ayant une densité critique de 0 à 2 habitants au kilomètre carré, envahit peu à peu l’ensemble de la Serrania Celtibérica. Le noir s’étale et finit par gangrener tout le corps. On devine toute la chaîne évolutive derrière cet obscurcissement de la carte : manque d’opportunités et d’aménagement, émigration, vieillissement, dépeuplement, extinction. La démothanasie.
– C’est comme un cancer, ça avance en dévorant tout sur son passage, sans s’arrêter. C’est affreux, dit-elle. »
La Serranía Celtibérica, le nom désigne ce qui, en Espagne, n’est pas une région, mais un vaste territoire qui s’étend sur des parties de dix des provinces officielles, du nord de Valence à la Rioja, des confins de Guadalajara et Ségovie à Teruel en Aragon, une zone sans discontinuité, s’étalant comme une énorme tache d’abandon dans la simple juxtaposition de multiples communes au centre du pays… Quelque chose comme notre «Diagonale du vide» française, mais une diagonale qui se serait éclatée en dix morceaux croisés, multipliant dans le même geste les effets du dépeuplement de la contrée. Une « Laponie espagnole », comme l’annonce le sous-titre, ou une « Sibérie espagnole », parce qu’il y fait parfois aussi très froid, en Aragon ou en Castille, mais surtout parce que la densité de population y est souvent encore plus faible, et les structures publiques plus démantelées, que dans ces mythiques déserts glacés. C’est ce « pays de la solitude », cette « Tierra de los Pocos », ce « País de los Nadie » (comme le nommèrent eux-mêmes des habitants de Teruel, en initiant, il y a quelques années, un mouvement contre l’oubli de leur coin de terre par l’Etat et la disparition des services publics) qu’a entrepris d’explorer le journaliste Paco Cerda, retraçant dans un récit plein d’émotion et de poésie sa découverte de ce désert rural et de ses derniers habitants. Les Quichottes (la traduction du titre en français ne respecte pas littéralement l’espagnol « Los Últimos », mais en infléchit subtilement le sens, en donnant aux figures de ces « derniers » une aura de fierté un peu absurde, celle-là même du héros de Cervantès affrontant les moulins, la forme de défi qui caractérise leur combat pour leur survie), dans son enquête, racontent leur quotidien de misère et d’endurance, leur solitude et quelquefois leur orgueil, quand leur manque de tout leur parait richesse, face à la vie de sur-consommateur que proposent les centres urbains. Ici, un enfant, le seul restant du village et que sa poignée d’habitants appellent « L’enfant », joue tout seul sa partie de football contre le fronton municipal et se fait récupérer par un bus de ramassage tous les matins, pour rejoindre, avec une dizaine de camarades cueillis dans autant de villages ou presque, leur école à des dizaines de kilomètres. Là, dans un val perdu de la Rioja, des fils d’expatriés du coin reviennent pour sauver ce qui reste d’El Collado et des maisons de leurs aïeuls, avec quelquefois des rêves de réinstallation, bien utopiques sans doute, quand un couple d’habitants d’une commune proche témoignent de leurs difficultés à vivre dans des rues dépourvues d’éclairage public. Et puis, il y a Matías, le vieux berger aux prétentieuses rouflaquettes, tenant à la terre par ses quelques brebis, au milieu d’une désolation terrible… Ce qui retient ou ce qui attire parfois sur ces territoires délaissés, dont certains furent des lieux de forte industrialisation et de population dans les siècles précédents, « c’est le silence. Un silence existentiel, presque philosophique. C’est une façon de se connecter avec le silence. Il y avait des personnes autour de la trentaine qui n’avaient jamais entendu le silence avant d’arriver jusqu’ici. C’est la même chose avec le ciel, dans les villes ils nous l’ont volé, ici tu le découvres dans toute sa splendeur. » Oui, mais… , la phrase suivante, dans le texte, c’est « fin du bucolisme », quand la terrible réalité de l’abandon envahit la vie, bousculant les repères, égarant les consciences. Le texte de Paco Cerda, au-delà de ses indéniables qualités littéraires, de cette écriture si sensible pour évoquer la nuit, le silence et la solitude, a l’énorme mérite d’attirer l’attention sur l’effrayante désertification de ces régions aimées, de souligner l’urgence de les reprendre en considération dans nos cœurs comme dans nos revendications politiques (et ces aragonais ou ces castillans sont si proches, voisins et frères, finalement, des habitants de certains coins reculés du Cantal, de la Lozère ou de la Creuse !), d’espérer une « occupation » plus équilibrée, plus sereine aussi ?, du monde… « Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée », en publiant ce texte, les Editions de la Contre-allée n’ont jamais autant respecté ce choix de l’aventure proposé par la phrase d’Alain Bashung qui leur sert d’exigence… Qu’elles en soient mille fois remerciées !
Ah, ça donne envie, aussi, de relire Les Derniers indiens, ce formidable petit roman de Marie-Hélène Lafon, qui mettait en scène d’ultimes résistants à l’exode rural dans un trou perdu du Cantal, et de se précipiter sur Terra Alta (Actes Sud, mai 2021), le dernier Javier Cercas traduit, tout juste paru, et dont l’action ne se passe pas très loin de cette Sierrania Celtiberica… On en salive d’avance ! Allez, belle journée d’Ascension à tous !, un jour férié fertile en lectures ?
Vincent Gloeckler, Librairie Lafontaine (Privas)