Le courrier de l’architecte
Le courrier de l’architecte, article du 11/04/2018
Livre – Les Saprophytes, collectif d’architectes, de paysagistes et de constructeurs
Dans l’air du temps ? Peut-être. Les Saprophytes, à travers la publication récente aux éditions de La Contre-Allée* d’un ouvrage célébrant leur dixième anniversaire, retracent leur parcours à coup de bons mots : collectif, participation, permaculture… sauf que les Saprophytes ne sont pas donneurs de leçons ; ils partagent en toute sincérité leurs expériences, «sans point final» ni «point moral».
Les Saprophytes sont des champignons. Des gens mignons ? Des architectes, des paysagistes et des constructeurs… «des terriens engagés». Ils citent Patrick Bouchain, Hassan Fathy mais aussi Mafalda. Leur ambition ? Contrer l’approche «sécuritaire et spéculative» de la ville pour «inventer une autre manière de fabriquer l’espace urbain».
Hélène Beelkens, Claire Bonnet, Pascaline Boyron, Melia Delplanque, Damien Grava, Violaine Mussault et Véronique Skorupinski se sont ainsi réunis, à Roubaix, pour «partager une utopie de l’espace public».
L’aventure dure maintenant depuis dix ans. Pour marquer ce chiffre rond, tous ont décidé de livrer à Amandine Dhée – l’auteur de l’ouvrage – leurs «errances»… car leur initiative relève davantage d’une recherche que d’une évidence. Leur symbole? Le saprophyte, un champignon dont «le fonctionnement en rhizome est à l’image de ce que défend le collectif. Une pensée organique, jamais finie, qui se déploie, crée des liens d’interdépendance, dont chaque étape nourrit la suivante».
«Nous, ce qu’on fait, ce n’est ni de l’architecture, ni de l’art, ni de la science. On est comme une troupe de cirque, on fait beaucoup de choses différentes. On expérimente de nouveaux modes de conception et de construction collectives. Dans le milieu de l’art contemporain, on nous appelle des ‘neo-forains’», affirme Melia Delplanque.
Pour autant, le collectif reste méfiant à l’égard du spectacle : «Il y a ces grosses machines qui fabriquent de l’espace public à coups d’événementiel. On y a participé un temps, mais maintenant je suis contre», poursuit-elle. Les Saprophytes ne veulent pas être instrumentalisés et, encore moins, relever d’un «marketing territorial».
Les collectifs servent trop souvent, à leurs yeux, de «caution sociale, de cerise sur le gâteau d’un plan d’urbanisme bien ficelé. Jamais les Saprophytes n’ont été autant sollicités. La co-réalisation, la co-construction, les co-habitants, co-truc et co-machin sont dans l’air du temps. On brandit à tout-va les mots magiques : concertation, développement durable, citoyenneté. Mais les commanditaires sont-ils prêts à assumer un réel changement de gouvernance», disent-ils.
Il y a donc les commanditaires à éduquer mais aussi un public à écouter ; «les gens prennent soin d’eux-mêmes» en venant participer aux initiatives organisées par les Saprophytes et les réunions publiques sont aussi, parfois, «la foire aux jérémiades».
L’architecture n’en demeure pas moins un acte politique. Pour les Saprophytes, «ce n’est pas la forme finale qui importe le plus, mais la façon dont on y arrive, le processus».
«Ce qui nous différencie de la plupart de nos confrères, c’est qu’avant le chantier, on dessine le minimum. On se garde des espaces de liberté, le droit de modifier en fonction de nos rencontres. Le chantier devrait être une fête, un spectacle», explique Damien Grava architecte autant qu’ «anarchitecte».
De fait, il développe avec les Saprophytes, la Fabrique d’Architecture(s) Bricolée(s) car «la norme coûte cher». Idéaliste, le collectif est aussi réaliste : «l’avantage de l’auto-construction n’est pas financier, les études ont montré que ça coûtait aussi cher, il est social», poursuit Damien Grava.
La question financière n’est ainsi jamais éludée. «Jusqu’où peut-on flirter avec le capital ?», s’interrogent les Saprophytes. Leurs initiatives ont elles-mêmes un coût. Claire Bonnet évoque «le climat tendu» à Henin-Beaumont où le collectif avait en 2013, à la veille des élections municipales, été vilipendé.
«La troisième année de notre présence, un gars a balancé sur Facebook le coût de notre projet en disant que c’était dégueulasse qu’on ait autant d’argent pour faire ça. On a senti que ça avait eu un impact. Les gens ne nous en parlaient pas, mais c’était présent […]. Les gens ne pensaient pas qu’on était payés, ils ont trouvé ça bizarre», se souvient-elle.
Les Saprophytes font ainsi état des difficultés qu’ils rencontrent parfois. «L’envie de faire participer les gens n’est pas juste une formule. Il faut vraiment avoir envie de faire bouger les lignes. Il faut que les gens soient prêts. Il y a des moments où ça sonne faux, et on s’épuise», reconnaît Véronique Skorupinski.
Cette honnêteté teintée de franchise est particulièrement séduisante. Elle donne en tout cas du crédit à un ouvrage qui ne s’encombre d’aucun éloge et dont les pages ne présentent pas ce détestable vernis moralisateur. Il retrace fidèlement le parcours de quelques personnes qui, en toute simplicité, tentent de «faire»… pour, sans doute, que Saprophytes à tous !
Jean-Philippe Hugron
*Les Saprophytes, auteur : Amandie Dhée, éditeur : La Contre Allée, pages : 196 ; prix : 15 euros
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