Professeur Ragondin
Article du 19 mars 2018
Pantani, mythes et solitude d’un grand champion
La vie de Marco Pantani, champion cycliste de son état, fut un roman. Sa mort à 34 ans le 14 février 2004 dans une chambre d’hôtel à Rimini en fut malheureusement l’un des principaux ingrédients. Solitaire, mythifié vivant, adulé, porté par les foules, timide, malchanceux, grimpeur de génie, vainqueur du Tour d’Italie et du Tour de France la même année, puis banni, honni, injurié, repoussé, dépressif, et enfin terrassé par la drogue.
Et à en croire certains, l’intrigue ne serait toujours pas dénouée.
On ne sait plus par où commencer, ni où et quand ça finira pour de bon. Dix années, de 1994 à 2004 – sobrement mais précisément décrites par Jacques Josse dans un joli petit essai aux éditions de La Contre Allée en 2015, Marco Pantani a débranché la prise – concentrent toute l’histoire médiatique, fulgurante, de ce champion d’exception passé de gloire à opprobre, de triomphe à trépas. En 98 chapitres courts et factuels, qui capturent des moments emblématiques, Josse retourne à l’essentiel et roule sur l’arête cassante qu’a suivie le campionissimo. En suivant cette route de faits et d’aspérités, Josse nous fait traverser la lumière et la pénombre qu’a traversées Pantani.
Mais toutes les années écoulées depuis son décès continuent d’abreuver cette histoire qui ne semble jamais s’achever tout à fait : non seulement les circonstances de sa mort n’ont pas cessé de susciter des interrogations et des suspicions de meurtre, mais la théorie selon laquelle le tonitruant scandale de dopage qui a précipité sa perte en 1999 était un coup monté trouve encore du crédit. Cette théorie revient par flux et reflux.
Or cette affaire de dopage est l’un des noeuds de l’histoire de Marco Pantani, indubitablement le point de bascule qui l’a entraîné sur une pente irrésistiblement descendante de cinq ans vers la mort, tout bonnement. Qu’elle soit une overdose accidentelle, un suicide, un meurtre ou un assassinat, cette mort ne peut en effet s’expliquer sans l’affaire de Madonna di Campiglio.
Madonna di Campiglio, le point de bascule
Au départ, Marco Pantani est un jeune coureur cycliste de 24 ans qui se révèle sur la scène internationale en 1994 et devient l’un des meilleurs spécialistes de la montagne que le sport cycliste ait connus. Et ce sont justement les grimpeurs qui font les plus beaux mythes du vélo. Valeureux, téméraire, sombre aussi, lunatique, Pantani devient une idole pour ses compatriotes et une vedette très appréciée à l’international. Sa progression le conduit aux sacres suprêmes, le Tour d’Italie et le Tour de France qu’il gagne tous les deux la même année, en 1998, un doublé très rare – le dernier à ce jour. Sa victoire du Tour 98 est même saluée pour le réconfort qu’elle apporte après le dévastateur scandale Festina.
En 1999, il confirme être le meilleur coureur du moment, et domine de la tête et des mollets le Tour d’Italie, qu’il s’apprête à remporter à nouveau, sans résistance. On l’imagine même renouveler le doublé Giro-Tour. Mais la veille de l’arrivée à Milan, après 3 semaines de course, maillot rose de leader sur le dos, Pantani est contrôlé avec un taux d’hématocrite à 52%, pour un maximum autorisé de 50%. A l’époque, on ne sait pas dépister l’EPO : seul le contrôle de l’hématocrite peut en laisser soupçonner l’usage, mais sans le prouver. Il ne s’agit donc pas formellement d’un contrôle antidopage positif, mais d’un contrôle de santé qui oblige à l’arrêt immédiat du coureur. Pantani est exclu de la course, soupçonné de dopage à l’EPO, l’onde de choc est immense. Il ne s’en relèvera jamais.
On imagine difficilement le retentissement de ces deux affaires consécutives, Festina et Pantani, à un an d’intervalle, quand on n’en a pas vécu l’intensité médiatique. Aujourd’hui les scandales de dopage et de corruption se multiplient et se banalisent. On ne s’en étonne plus. A l’époque, l’émotion est immense.
Une défense vaine
Cette exclusion à Madonna di Campiglio, Pantani la subit comme une mort publique. Plus qu’abasourdi, il est anéanti. Il passe de la gloire à la vindicte. La suspicion générale le dévore. Banni, honni, le champion sensible sombre dans la dépression, s’enferme, se cloître, se terre. La suite n’est plus qu’une succession de tentatives de retour et de naufrages. Il ne supporte pas d’être devenu indésirable. Il ne retrouve plus son niveau d’avant, malgré quelques coups d’éclat. Mais il demeure constant dans ses dénégations : il ne cessera de crier au complot pour le contrôle de Madonna di Campiglio.
Certains vont dans son sens. On prétend qu’on voulait l’abattre, qu’il était gênant. Mais pour qui, exactement? On dit que le contrôle a été effectué dans des circonstances troublantes, que des éprouvettes ont été échangées… Le problème, c’est qu’à peu près tous les champions convaincus de dopage se défendent de la même façon, dérisoire, voire ridicule. Tous crient au complot. Tous trouvent des excuses loufoques. Pantani n’est pas crédible.
Une mort entourée de mystères
Il s’enfonce dans une mélancolie tenace, devient cocaïnomane, grossit, erre comme une âme endolorie, jusqu’à mourir comme un misérable junkie dans une chambre d’hôtel en désordre. Sa mort est un coup de tonnerre. Et quatorze ans après, elle n’est pas tout à fait claire. Les heures précédant la découverte de son corps sont entourées de zones d’ombre qui font dire à certains qu’il pourrait avoir été victime d’un meurtre, voire d’un assassinat.
La cause même de son décès est problématique : oedème cérébral et pulmonaire, et détresse cardiaque, certes, mais à cause d’un excès involontaire de drogue, d’une volonté suicidaire ou d’une administration de force par des tiers? Ses dealers identifiés sont condamnés, mais l’enquête judiciaire est relancée quelques années plus tard. Dans Vie et mort de Marco Pantani, le journaliste de L’Equipe Philippe Brunel a consacré à ces mystères une contre-enquête, à mi-chemin entre roman policier et journal d’un homme, celui de l’auteur (ex-interlocuteur de Pantani), troublé par son rapport au sujet. Le thriller de Brunel ne parvient pas à élucider le mystère mais il soulève le doute, met en lumière les contradictions et les incohérences.
Au fil des ans, et dans la contre-enquête de Philippe Brunel, les interrogations relatives à l’affaire de Madonna di Campiglio sont relancées : des langues se délient, le milieu parle. Le milieu? Le Milieu. La mafia. On aurait corrompu les contrôleurs pour faire sortir Pantani du Tour d’Italie, coûte que coûte, avant qu’il ne gagne le classement général final. On aurait falsifié le contrôle sanguin! Pourquoi? Parce qu’on avait parié gros, très gros, très très gros, sur sa défaite et sur la victoire d’un concurrent. Pantani vainqueur, ç’aurait été beaucoup trop d’argent perdu. Invraisemblable? Fumeux? Et pourtant, ces langues qui parlent sont prises au sérieux si bien que la justice italienne finit par s’intéresser à l’hypothèse, du moins rouvre-t-elle l’enquête sur la mort du champion, en vue de déterminer si, oui ou non, il a pu être contraint d’ingérer la dose de cocaïne qui lui fut fatale.
Mais en septembre 2017, l’homicide est définitivement écarté. La thèse officielle revient au point de départ : mort due à l’association de cocaïne et d’antidépresseurs, sans intervention d’un tiers.
Cela ne suffit pas, pour autant à balayer tous les doutes relatifs au contrôle antidopage de Madonna di Campiglio en 1999 : certains persistent à y voir un coup monté, destiné à éjecter Pantani de la compétition.
Dopé certes, mais liquidé?
N’est-ce pas là une tentative un peu pathétique pour réhabiliter un champion déchu qu’on avait tant aimé et qui, avec le recul, ne méritait assurément pas une telle opprobre? Le problème, c’est que la succession des affaires de corruption ces dernières années dans le sport a accrédité la thèse du complot qui semblait un peu délirante il y a quinze ans. On prend aujourd’hui pour acquis que des contrôles positifs de Lance Armstrong ont été occultés par les instances internationales, alors pourquoi pas l’inverse, des contrôles falsifiés pour être positifs? L’Union cycliste internationale a été totalement discréditée sous la présidence de Hein Verbruggen puis par les différents rapports qui ont mis en lumière ses douteuses implications dans les affaires de dopage touchant Armstrong.
Alors, si cette incroyable thèse était vraie, on serait l’air de rien devant un scandale inouï. En soi, il n’est plus question d’innocenter Pantani qui, comme la plupart des champions de sa génération, était très probablement gorgé d’EPO et d’autres substances illicites, mais cette thèse l’innocenterait sur ce contrôle de Madonna di Campiglio, qui deviendrait alors l’instrument diabolique de la Camora pour éliminer un immense champion traité comme un simple et vulgaire objet de pari. Que Pantani fût dopé, cela ne semble plus faire de doute. Mais la lucidité nous commande de considérer tous ses rivaux comme pareillement coupables. Un seul enjeu demeure alors : ce contrôle, à Madonna di Campiglio, a-t-il été falsifié ou pas? Pantani a-t-il été désigné pour être écarté, afin de sauver les paris astronomiques d’une mafia?
Théorie délirante ou véritable machination?
Depuis 1999, on se demande comment Pantani a pu se faire prendre, de surcroît à 24 heures de l’arrivée. Une erreur de débutant! Les contrôles d’hématocrite étaient faciles à neutraliser, tous les champions de l’époque usaient du même procédé de dilution du sang pour faire chuter leur taux en quelques minutes. Pantani savait qu’il serait contrôlé, sa position le désignait comme le coureur le plus ciblé. Alors, comment a-t-il pu se laisser prendre? Le désespoir de Pantani, ce matin-là, traduisait toute la sincérité de son incompréhension devant ce contrôle à 52% : nous savons qu’il se savait dopé, mais nous voyions qu’il ne comprenait pas le résultat de ce contrôle. Il ne fait presque plus aucune doute, désormais, qu’il soupçonnait réellement, en toute bonne foi, un coup monté. Tragédie du coupable victime. Obligé de se défendre d’être dopé, quand il ne pouvait pas dire : « c’est vrai que je me dope, mais ce contrôle-là ne peut pas être vrai, c’est un complot ».
Consulter le billet du Pr Ragondin, en 2015, sur Marco Pantani a débranché la prise, l’essai de Jacques Josse.
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