Revue de presse

← Rougeville, promenade élégiaque

Dissonances

« Ainsi quand je clique au centre de l’image, pour traverser la route, les véhicules s’effacent de l’écran comme par magie, et un panneau publicitaire fait son apparition à l’extrémité de l’aire de stationnement (un magasin d’ameublement et de décoration intérieure, plus sûrement de déstockage, y vantant la promotion d’une piscine gonflable à 399 €, tout en assurant être ouvert le 14 juillet). » À l’aube de la soixantaine, Pascal parcourt les rues et les impasses de son enfance à Rougeville, petite cité minière du nord de la France. Périple immobile, paysages en vase clos terminés par les bords d’un écran d’ordinateur branché sur Google Street View. Le narrateur nous raconte l’agonie d’un monde ouvrier qui se dérobe à notre regard, disloqué dans les flous, les faux raccords et les angles morts d’une image numérique approximative où les Intermarché et les zones d’activité ont remplacé les écoles et les MJC.

Dans les rues scrupuleusement cartographiées de Rougeville, le lecteur croit distinguer à la surface des vitrines abandonnées les reflets de Joyce et d’Eddy Bellegueule, de Didier Eribon ou de Bruce Bégout, comme une manière d’arpenter un lieu déjà presque familier. Le « funérarium se situe toujours rue de Cracovie, sur les hauteurs du boulevard Gambetta, peu après la mairie – je m’autorise cette précision puisque vous semblez désormais en mesure de vous orienter ». Tout est là, on pénètre dans la cour du collège ou on surplombe le fond de la vallée, on ressent l’effort d’une côte à gravir, mais en comblant artificiellement la distance qui le sépare de son adolescence, Patrick Varetz nous propose une réflexion salvatrice sur notre rapport ambivalent à l’expérience et à la confrontation sensible au monde.

Pour lire cet article sur le blog de Dissonances, c’est ici !

Libr-critique

Libr-critique

« Tout au fond de moi, je m’appelle Rougeville » (exergue).

« Il n’est jamais bon de trop lire, surtout quand on souhaite
échapper à sa condition » (77)…

Rougeville, la ville rouge

Comment (res)susciter son passé, ou plutôt le soustraire au temps ? Chacun sa méthode : Proust avait sa petite madeleine ; absolument moderne, Patrick Varetz dispose de l’application Google Street View. Et rien de Rougeville en Rougeville n’aperçoit : « tout m’apparaît figé, comme reconstitué à la hâte dans l’intention de me laisser entrevoir un présent indécis. Je suis frappé par l’absence de vie autour de moi. Les façades des maisons, pour certaines vétustes, amoindries encore par une perspective faussée, ressemblent tout au plus à à un décor dépourvu de profondeur » (p. 9). Depuis un monde en crise qui n’offre plus qu’un bonheur à visage inhumain, l’auteur de Petite vie part à la recherche de sa ville perdue, Rougeville/Marles-les-Mines (62), « lieu désormais maudit » (87) qui n’est plus que l’ombre de lui-même après la disparition du monde industriel.

Rougeville, la ville rouge brique sur fond de terrils, la ville communiste comme « trou noir » de son origine (38) – qui a droit à une prosopopée (en italiques), tout comme le fameux chevalier de Rougeville… Rougeville, la ville rouge aux gueules noires, avec laquelle il a évolué en miroir : « nous serions sous peu appelés – la ville et moi – à nous installer dans une crise sans fin : moi dans une crise d’identité aux multiples rebondissements pour cause d’impostures successives ; et la ville, de son côté, dans une longue agonie économique (suite à l’arrêt de l’exploitation de ses puits de mine au milieu des années 70) » (31). D’où ces inéluctables conséquences politiques : « Au siècle dernier et au siècle d’avant, les puissants qui nous faisaient courber la tête habitaient encore de grandes maisons sous les fenêtres desquelles on pouvait – le cas échéant – aller défiler pour hurler sa colère. Mais aujourd’hui, vers qui se tourner ? On ignore jusqu’à l’endroit où se cachent ceux qui nous ont abandonnés. C’est sans doute pour cela que chacun peu à peu se replie dans le silence, occupé – faute de mieux – à cultiver la haine de l’étranger qu’il a cessé d’être » (44). Et la ville rouge, dont les trois quarts de la population étaient jadis venus de Pologne, de virer au bleu marine.

Rougeville… là où sont nés ses « démons intérieurs », qui ont constitué « la matière de [s]es premiers livres » (26)… Et justement, pour cela même, absente de l’œuvre : la ville natale comme tache aveugle de l’œuvre. Écrire, pour Patrick Varetz, c’est explorer cette tache aveugle, comme c’est échapper à ce Miroir totalitaire qu’est devenu le Monde-mondialisé.

« Nulle père », où aller ?

Et l’auteur de retrouver ses fantômes. À commencer par son « maître en imposture » (62), le chevalier Alexandre Dominique Joseph Gonzze de Rougeville, dont la « dépouille était censée reposer dans la crypte de [l’]ancienne chapelle » (25). Sans oublier les insupportables représentations de l’Autre : l’infernale figure tutélaire et l’inavouable « double famélique », son être-avorton (28)…

Si le dernier opus de Patrick Varetz est le plus court, il constitue néanmoins une étape fondamentale dans la geste de l’écrivain, avec précisément ce geste fondateur qui fait écho à Bas monde (2012) : « C’est dans cette église que j’ai abandonné, un certain soir de 2010, un carton à chaussures contenant mon premier livre (sans doute faut-il voir là une parodie de rite de passage, en lien avec la légende familiale qui prétend que j’ai passé mes premières heures dans une boîte d’escarpins pointure 41, le lendemain très précisément du fameux bal où ma mère – ignorante de son état – était allée danser pour étrenner lesdits escarpins) » (p. 23). C’est là que ce transfuge de classe abandonne son « double famélique » : « une espèce d’avorton qui se refusait toujours à grandir, recroquevillé dans le creux de mon ventre. Ce petit Pascal, tout craintif qu’il était, je l’avais donc abandonné là, dans un recoin sombre, derrière l’autel, au fond d’un carton à chaussures contenant mon premier roman » (p. 28-29).

Peut-on échapper à ses origines sans éprouver un sentiment d’imposture ? Et dès lors que l’on est de nulle part / « nulle père » (49), comment résister à l’appel du vide ? Et où aller ? Nulle part, dans un premier temps, après avoir brisé le miroir parental, dans un geste évidemment des plus symboliques (trop, peut-être ?) : on n’échappe pas si facilement à son milieu pour trouver sa place. On pourrait se croire en milieu ernausien, mais il n’en est rien puisque le narrateur s’avoue incapable de reconstruire l’espace des possibles de l’enfant qu’il était : « je ne sais plus rien du monde, tel qu’il s’imposait alors aux yeux d’un enfant de dix ans » (61). Au reste, ce n’est pas le monde réel qui intéresse Patrick Varetz, mais l’outremonde, l’autre monde, celui d’un espace imaginaire. Tout l’intérêt réside ici dans l’automythographie – une automythographie qui marque le sujet au fer rouge (le sujet écrivant comme le sujet lisant). La première étape du processus d’émancipation passe par le Nom. La figure légendaire Gonzze de Rougeville va en effet lui fournir la zébrure distinctive : entre le Nom du Père et le nom du fils, un Z (« Ouaté » / Wattez). Et bien entendu, lorsque le déclassé par le haut va se tourner vers l’écriture, il pratiquera une langue étrangère : « Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue) » (56). Mais cette entrée en littérature lui permet d’éviter le sort tragique de son frère d’infortune, José des Quatre As…

Au nom du Père, un vide.
 Ainsi, dans ce palais de glaces animé par un perpétuel jeu de reflets entre réel et virtuel, réalité et imaginaire, Rougeville et Marles-les-Mines, Varetz et Wattez, Wattez et Gonzze de Rougeville, etc., pour cet écrivain mélancolique dont le Père est encrypté, écrire c’est habiter ce vide via une figure symbolique : « Je me sens vide, étrangement absent de ma vie après tout ce temps passé à devenir quelqu’un d’autre. Oui, vide. À l’image sans doute du tombeau d’Alexandre Dominique (enfin, tel que je l’imagine au fond de sa crypte désormais inaccessible) » (90). Écrire sous vide, en somme.

Pour lire cet article sur le site de Libr-critique, c’est ici !

Libr-critique

Si le dernier opus de Patrick Varetz est le plus court, il constitue néanmoins une étape fondamentale dans la geste de l’écrivain, avec précisément ce geste fondateur : « C’est dans cette église que j’ai abandonné, un certain soir de 2010, un carton à chaussures contenant mon premier livre (sans doute faut-il voir là une parodie de rite de passage, en lien avec la légende familiale qui prétend que j’ai passé mes premières heures dans une boîte d’escarpins pointure 41, le lendemain très précisément du fameux bal où ma mère – ignorante de son état – était allée danser pour étrenner lesdits escarpins) » (p. 23). C’est là que ce transfuge de classe abandonne son « double famélique » : « une espèce d’avorton qui se refusait toujours à grandir, recroquevillé dans le creux de mon ventre. Ce petit Pascal, tout craintif qu’il était, je l’avais donc abandonné là, dans un recoin sombre, derrière l’autel, au fond d’un carton à chaussures contenant mon premier roman » (p. 28-29).

Peut-on échapper à ses origines sans éprouver un sentiment de trahison ? Et dès que cet être de nulle part / « nulle père » (49) se tourne vers l’écriture, c’est cet Autre qui réapparaît… Ce retour aux sources n’est pas des plus simples, puisque s’effectuant au travers d’un subtil jeu de miroirs entre l’écrivain et sa ville – qu’il revisite par le biais de Google Street -, l’écrivain et son double, le chevalier de Rougeville…

Pour lire cet article sur le site de Libr-critique, c’est ici ! 

Remue.net

Remue.net

Aricle de Jacques Josse dans Remue.net publié le 30 juin 2018. (lire l’article directement sur le site)

Promenade élégiaque avec Patrick Varetz

Quand il décida, vers 1976, de quitter Rougeville, où il avait passé son enfance et son adolescence, Patrick Varetz entendait ne plus jamais y remettre les pieds. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu tenir sa promesse. La dernière fois qu’il s’y est rendu, c’était en 2010, lors du décès de sa mère. Aujourd’hui, il y retourne à nouveau mais sans se déplacer physiquement. C’est une promenade virtuelle qu’il s’offre, et ce grâce à Google Street View. Il sillonne ainsi la ville à son aise, posté derrière l’écran, faisant retour sur ces lieux et sur lui-même.

La vie qu’il a mené durant les années qui ont suivi son départ n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Ce fut, bien au contraire, une période où il ne s’est jamais senti en règle avec lui-même. Il en a nourri un sentiment d’imposture. Il se remémore, sans se ménager, son parcours en dents de scie tout en arpentant les rues d’une cité qui s’est inexorablement dépeuplée et appauvrit après la fermeture de la mine. Les commerces de proximité ont disparu au profit des grandes surfaces. Des écoles ont été rasées, des maisons détruites, des cafés fermés. Le centre s’est vidé en même temps que les modestes comptes en banque. La peur s’est installée dans les têtes, tout comme le repli sur soi. Le rouge (des communistes qui étaient élus à la mairie depuis des lustres) a dangereusement bruni.

« Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge – et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? »

Celle qui s’exprime ainsi, c’est la seconde voix du livre, celle de la ville. Elle retrace, entre faits avérés et légendes, un passé qui tranche avec sa décrépitude actuelle. Pendant ce temps, le narrateur poursuit sa déambulation. Il retrouve ici l’église où eurent lieu les obsèques de sa mère et où se trouverait la crypte de la famille de Rougeville, là le cimetière où sont enterrés ses grands-parents, ailleurs la rue où habite toujours ce père qu’il ne voit plus. Chaque zoom le renvoie à une histoire (la sienne) qui a débuté ici et qui y est indéfectiblement liée.

« Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). »

Au fil de sa promenade, ponctuée de fréquents retours en arrière, Patrick Varetz aborde également la matière même de ses romans – publiés chez P.O.L. – (« je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines »), revient sur son inclination à se sentir étranger à lui-même en dévoilant tout (« la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin ») et rappelle ce qu’il s’interdisait alors (« c’était de situer l’action à Rougeville, tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun »).

Il se rattrape on ne peut mieux puisque Rougeville, territoire intime qui, géographiquement, n’existe guère – mais qui ressemble sans doute beaucoup à Marles-les-Mines, son vrai lieu de naissance – a bel et bien, désormais, une existence littéraire.

Patrick Varetz : Rougeville, éditions La Contre Allée

Jacques Josse – 30 juin 2018

Des livres rances (blog)

Des livres rances (blog)

Un article sur Rougeville de Patrick Varetz de Warren Bismuth sur le blog Des livres rances (lire l’article directement sur le site)

Bienvenue à Rougeville, ancienne cité minière peu engageante située à 50 km de Lille. Le narrateur décide d’explorer cette ville qui l’a vu grandir, au moyen de Google street view, c’est-à-dire en restant chez lui. Il y note de nombreux changements depuis les années 60 ou 70, il la reconnaît à peine. Au gré de cette balade virtuelle, il se remémore son enfance, imbriquée avec les évolutions de la ville.

Contre toute attente, une voix surgit en italique, c’est Rougeville elle-même qui prend le stylo, le bourg qui se présente, refait son histoire, les dates marquantes, la grève des mineurs de 1948 interrompue par les chars, cinq morts, l’âge d’or entre 1921 (4500 habitants) et 1926 (14000 !), dont 8000 étrangers, principalement des polonais, pour venir extraire le charbon au péril de leur vie.

Et puis c’est « l’inexorable déclin », les années 60, la mine qui a mauvaise mine, les fermetures, la désertion, la trahison des habitants de Rougeville. « Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins et de moins de travail et aucune perspective ? Pour exister, c’est comme partout : les gens n’ont de cesse de courir confier leur argent – celui bien souvent de l’allocation chômage ou des minima sociaux – aux grandes enseignes du commerce mondialisé (celles-là même qui répandent le vide autour d’elles). Au siècle dernier et au siècle d’avant, les puissants qui nous faisaient courber la tête habitaient encore de grandes maisons sous les fenêtres desquelles on pouvait – le cas échéant – aller défiler pour hurler sa colère. Mais aujourd’hui vers qui se tourner ? On ignore jusqu’à l’endroit où se cachent ceux qui nous ont abandonnés. C’est sans doute que chacun peu à peu se replie dans le silence, occupé – faute de mieux – à cultiver la haine de l’étranger qu’il a cessé d’être. Oui. Car c’est soi-même que l’on apprend ainsi à détester ».

La voici la montée de l’extrême droite, avec ses sympathisants qui sont parfois les descendants même des étrangers qui allèrent au turbin en sous-sol dans les années 20. S’incruste un bref hommage au « Germinal » de ZOLA.

Mais surprise, les italiques de narration citadine s’ouvrent désormais sur l’autobiographie d’un certain Rougeville ayant vécu la Révolution française, Waterloo et tout le reste, un affabulateur, un mythomane, un de plus.

L’auteur narrateur reprend les commandes, et cette fois-ci c’est sa propre autobiographie qui est noircie sur le papier. Réelle ? Supposée (Rougeville n’existe pas, certes, mais le reste ?) ? L’auteur laisse planer le doute dans ce petit bouquin au format plus petit qu’un « poche » et en seulement 90 pages (attention de ne pas paumer l’objet entre deux pavés) et signe ici une collaboration régionale avec un éditeur du Nord : La Contre Allée.

Diacritik

Diacritik

Un article sur Rougeville de Patrick Varetz par Christine Marcandier dans Diacritk, le 18 juin 2018. (lire l’article directement sur le site)

Patrick Varetz : de Rougeville faire « figure de lieu commun »

Rougeville est de ces lieux qui sont plus qu’un lieu, un espace mental et une géographie littéraire. Un homme revient dans la ville de son enfance et son adolescence, le berceau de sa famille, il déploie un espace intime, mais pas en marchant dans les rues : avec Patrick Varetz, l’arpentage du lieu passe par Google Street View.

Rougeville est en ce sens une reconstitution plurielle, doublement virtualisée puisqu’elle passe par des souvenirs souvent recomposés et même fictionnalisés dans les romans précédents de Patrick Varetz (Sous vide, Petite vie, Bas monde, Jusqu’au bonheur) et par la topographie numérisée du lieu. Se promener dans Rougeville, c’est suivre les flèches sur cette carte virtuelle, tenter de se couler dans le plan en damier de la ville par un patient et presque têtu arpentage « radioconcentrique » faisant surgir souvenirs et étonnements, changements et retours, même si parfois tout s’emballe « à la suite d’un clic malencontreux ». C’est voir se déployer, par leur inscription dans les toponymes, toutes les populations qui ont occupé les sols, Polonais, Italiens, Romanichels (appelés « gens du voyage » avec des guillemets dans la voix).

L’inscription du récit dans le temps est elle aussi démultipliée, à la fois intime et collective : Rougeville, c’est l’enfance du narrateur, sa ville natale, la maison de ses parents, les lieux habités par ses grands-parents, ceux où tous ont travaillé, où ils sont enterrés. Mais c’est aussi une ville du Nord de la France, de celles qui connurent un « développement soudain de l’exploitation minière dans les années 1920 » ; une ville industrielle désormais délaissée, tombée en « décrépitude », un terreau de l’extrême-droite (« les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent »).

Le livre épouse ce passage d’une révolution à l’autre : l’industrielle, jadis, la numérique, aujourd’hui, via ce cyber-arpentage du lieu. « Tandis que je m’éloignais, observant la maison de mes parents depuis l’autorail — un abri soudain devenu fragile, presque indétectable, entre deux bouquets d’arbres —, j’avais le sentiment immanquablement d’abandonner derrière moi une ville morte. Puisque j’étais occupé à couper le lien organique qui m’unissait à Rougeville, nous serions sous peu appelés — la ville et moi — à nous installer dans une crise sans fin : moi dans une crise d’identité aux multiples rebondissements, pour cause d’impostures successives ; et la ville, de son côté, dans une longue agonie économique (suite à l’arrêt de l’exploitation de ses puits de mine au milieu des années 1970) ».

Le dernier pilier de tout récit, après les repères spatio-temporels, se voit lui aussi déconstruit et déployé : plusieurs voix se juxtaposent dans le texte, celle d’un narrateur (dont on perçoit rapidement qu’il est aussi l’auteur), celle de la ville, deux voix finissant par s’articuler pour être le chœur de cette évocation d’un lieu imaginaire, la ville d’une enfance (une ville quittée, pour s’inventer ailleurs), la ville où serait inhumé le Chevalier de Maison-Rouge, un « modèle en imposture », un homme qui s’est inventé une condition, à l’image du narrateur, en somme un modèle en fiction, (ré)invention de soi et du lieu dans lequel nos existences s’inscrivent.

Pas plus que Verrières chez Stendhal Rougeville n’existe. Si le texte s’adosse sur le réel, sur la topographie numérisée d’un lieu, il s’écarte de la ville réelle (Marles-les-Mines) pour créer un espace alternatif, d’autant plus vrai qu’il est en parti recomposé : Rougeville, c’est l’articulation du réel et de la fiction, la poésie paradoxale d’un lieu permettant d’écrire sur soi malgré l’engagement de l’auteur de ne jamais y revenir (« la seule chose au fond que je m’interdisais, c’était de situer l’action à Rougeville (tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun) ». Rougeville, c’est une forme de réappropriation de l’espace urbain comme de l’histoire collective par l’imaginaire. C’est une forme de post-naturalisme puisque Zola impose sa présence, en bibliographie finale, dans le nom donné au collège de la ville et en référent récurrent du texte — l’écrivain « aurait séjourné ici tout un temps, dans l’intention de se documenter sur les puits de mine et les cités ouvrières, alors qu’il concevait l’intrigue de Germinal ». Rougeville est enfin une tentative d’épuisement d’un lieu, arpentage têtu à la Perec, version 2.0. Et comme la mémoire, comme la description visant à épuiser l’espèce d’espace, l’application a ses vides, ratés et manquements — « Dès que la courbe s’amorce, je stoppe brutalement mon élan : c’est là, sur la gauche, qu’il me faudra m’orienter (mais j’ai beau cliquer au centre de l’image, Google Street View — pour quelque raison secrète — me refuse l’accès à cette rue ».

Le tout compose une « Promenade élégiaque », sous-titre du livre, amorce formelle, complétée par l’épigraphe empruntée au Goethe de L’Élégie de Marienbad (1827) interrogeant ce qu’il peut « maintenant espérer de revoir » (Was soll ich nun vom Wiedersehen hoffen). Wiedersehen, donc, re-voir, dans la distance que permet Google Street View, dans cette manière constante d’emprunter, un chemin (« Pourquoi a-t-il fallu que j’emprunte ce matin la rue principale de Rougeville, dans la direction de l’hôtel de ville ? ») ou une identité (« Tout au fond de moi, je m’appelle Rougeville »). L’élégie est cette forme de la disjonction, intérieure, spatiale, entre un « autrefois » et un « aujourd’hui », tissant la matière même du texte, son « présent indécis », celui du souvenir et d’un retour qui n’est pas présence directe au lieu, seule manière de pouvoir en faire, enfin, après tant de refus, colères et détours, l’espace de l’écriture, le lieu de son inspiration et (re)composition.

Le rouge devient lui-même un creuset, une couleur littéraire et mentale. C’est la couleur des maisons (« Partout, c’est la brique rouge — presque noire — qui domine »), une couleur onomastique (« je m’appelle Rougeville »), une couleur politique (le PCF longtemps implanté et « plutôt étrangement, on oublie un peu vite la couleur du sang versé »), c’est une couleur littéraire : celle du personnage historique, le Chevalier de Maison-Rouge, imposteur et « affabulateur », qui a inspiré Dumas et un feuilleton télévisé, tissant un autre feuilleté du texte, cette fois transfictionnel puisqu’objet d’une biographie concentrée qui apparaît, comme celle de José, comme une forme d’autobiographie oblique, indirecte ou hypothétique.

Ainsi s’édifie Rougeville, nom de lieu devenu identité donc récit, comme un palimpseste, un feuilleté de temporalités comme de romans antérieurement publiés, mosaïque de scènes et souvenirs fragmentaires nés du lieu, de villes un temps occupées pour « mener ailleurs une vie qui n’était pas la mienne ».

Ainsi se redécouvre ce qui avait été rangé dans un « pli » de la carte et de la mémoire, parfois à jamais, ce qui avait été évité ou refusé, par cercles concentriques, depuis un ailleurs et un « appel obsédant du vide ». Ainsi remontent à la surface un « inconscient collectif » comme les souvenirs intimes, dans un récit (le « lieu commun ») qui joue avec brio de cette tectonique des plaques. « Le présent — alors que j’écris — demeure indécis : il m’oblige à me glisser entre deux couches simultanées d’une même réalité (deux mondes superposés plutôt que parallèles) ».

Feuilleton paru dans l’Humanité pour Colères du Présent 2018

Feuilleton paru dans l’Humanité pour Colères du Présent 2018

Un feuilleton de trois articles de Patrick Varetz est paru dans l’Humanité dans le cadre de son partenariat avec Colères du Présent 2018.

1) Le bassin minier vu par…. Un « Vésuve de charbon » sur la cité Quénehem – Patrick Varetz, écrivain ; Reportage Photo, Claire Fasulo – Jeudi, 26 avril 2018 dans l’Humanité (lien)

Dans la nuit du 25 au 26 août 1975, une pluie de cendres s’abat sur les petites maisons de briques rouges de la cité ouvrière.

Dans la nuit du 25 au 26 août 1975, à la limite de Calonne- Ricouart et de Marles-les-Mines, la terre ne tremble pas mais une pluie de cendres s’abat sur les petites maisons de briques rouges de la cité ouvrière Quénehem. Il est environ 1 heure du matin quand le terril de la fosse n° 6 explose, entraînant au cœur de l’obscurité un déluge soudain de plus de 11 000 m3 de blocs de schiste et de cendres incandescentes. La presse locale évoquera un « Vésuve de charbon ».

Ainsi, selon Camille Flammarion, les tremblements de terre et les éruptions volcaniques atteignent parfois des proportions telles que l’effroi de la fin du monde en est la conséquence toute naturelle. Pour mieux comprendre le drame de Quénehem, qu’on veuille bien se représenter, ne serait-ce qu’un instant, les habitants d’Herculamum et de Pompéi lors de l’éruption du Vésuve. On peut imaginer sans mal leur peur panique face à la canonnade sourde et insistante du volcan, la chute des pierres ponces tombant du ciel noir, dans cette nuit lointaine du 24 au 25 août 79 (la coïncidence des dates apparaît troublante…). Au petit matin du 26 août 1975, les habitants de la cité du 6, ou plus exactement les survivants, découvrent un paysage de guerre : sur plus de trois hectares, une couche de poussière de charbon encore chaude (de 30 centimètres à un mètre d’épaisseur) recouvre leur quartier. Un bulldozer et des blocs de plusieurs tonnes ont été projetés parmi les maisons, principalement dans les rues de Liévin et de Carency. La première photo de la catastrophe – une vue aérienne prise au lendemain de l’explosion – montre clairement une brèche dans le flanc droit du crassier, ainsi qu’une vaste traînée noire, semblable à une ombre portée, venant plonger dans les ténèbres tout un îlot habité.

Une poche de gaz emprisonnée dans les entrailles du crassier

Le premier bilan s’élève à cinq morts et il s’alourdira rapidement d’une sixième victime. On dénombre également quelques blessés. Le capitaine des pompiers dont la brigade a été diligentée sur les lieux indique que les corps ont été retrouvés carbonisés ou profondément brûlés (la chair se détachant des os). Toutes les victimes sont d’origine polonaise : Jean Jeczen (76 ans), Maria et Waclaw Kopaczyk (58 et 62 ans), Sophie et Charles Poganiatz (42 et 48 ans) et enfin Marthe Sekierzak (64 ans). Selon les houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais, l’explosion interne du terril résulterait de l’inflammation d’une poche de gaz emprisonnée dans les entrailles du crassier : cette poche se serait constituée pendant près d’un demi-siècle, à la suite de la combustion des schistes, ici anormalement chargés de résidus charbonneux. Il aurait alors suffi d’une forte infiltration d’eau de pluie – les averses diluviennes de la nuit du 28 août – pour que l’oxygène parvenu à saturation fasse brutalement office d’élément détonateur.

Aujourd’hui, la cité Quénehem a été entièrement rasée. À son emplacement se trouvent implantés un foyer d’accueil médicalisé pour adultes sourds et aveugles, ainsi qu’un nouveau lotissement pavillonnaire. Une stèle a été édifiée à la mémoire des six victimes de la catastrophe de 1975 : on peut y lire leur nom sur la plaque de marbre qui a été fixée sur un bloc de béton. Le terril de la fosse n° 6 arrive quant à lui en fin d’exploitation : les schistes qui le constituaient ont été extraits pour la construction de routes et il a complètement disparu du paysage. Il faut s’aventurer au-delà du panneau qui interdit l’accès du chantier au public pour découvrir, en contrebas, une gigantesque excavation où deux bulldozers rassemblent les derniers matériaux utilisables. D’ici quelques semaines, le site sera entièrement réaménagé et replanté afin de devenir à terme un parcours pédestre (opportunément situé à proximité du parc de loisirs Calonnix, qui s’étend aux abords de l’étang de Quénehem. Les derniers aménagements de voirie du nouveau lotissement, à savoir les trottoirs, ne seront peut-être jamais réalisés : c’est en tout cas ce que craignent les habitants depuis que le promoteur immobilier qui a racheté le terrain aux houillères a été placé en liquidation judiciaire.

Patrick Varetz, écrivain

2) Le bassin minier vu par…. Épisode Nutella à Marles-les-Mines – Patrick Varetz, écrivain ; Reportage Photo, Claire Fasulo – Vendredi, 27 avril 2018 dans l’Humanité (lien)

Une cohue, pour ne pas dire une bousculade, à l’ouverture des portes du supermarché.

Ce jeudi 25 janvier 2018, la circulation apparaît anormalement dense, au point qu’un bouchon se forme bientôt au niveau du rond-point à l’entrée de la rue Louis-Pasteur. Il est à peine 8 h 30, et les véhicules semblent affluer de partout : depuis la rue des ­Résistants et les premiers faubourgs de Bruay-la-Buissière vers l’est, depuis la rue Victor-Hugo, qui dessert les communes de Lapugnoy et de Choques, et enfin depuis la rue Paul-Vaillant-Couturier, qui s’élève à flanc de vallée vers Lozinghem. Parvenues à hauteur du fleuriste, les voitures progressent difficilement, mais comme il reste à peine quelques centaines de mètres à parcourir jusqu’à l’Intermarché, tout paraît encore jouable puisque le magasin ouvre ses portes à 8 h 45. On peut néanmoins penser que la situation deviendra réellement préoccupante au niveau du second rond-point, qui dessert le centre commercial (à cause cette fois des consommateurs parvenus en sens inverse, depuis les cités implantées de chaque côté du boulevard Gambetta – certains ayant sans doute effectué le déplacement depuis Auchel et Calonne-Ricouart).

Partout en France, la grande distribution tue les villes

À l’intérieur des véhicules, chacun s’impatiente et sent grandir en lui une fébrilité inaccoutumée. Tout cela paraît trop beau – pour ne pas dire miraculeux –, et l’on doute que la séquence qui s’annonce puisse se dérouler sans accroc : comment penser, en effet, que l’on puisse vendre des pots de Nutella de 950 grammes au prix de 1,40 euro, contre 4,50 euros habituellement, sans que l’ordre du monde en soit bouleversé ? Arrivera-t-on seulement à temps ? De combien de pots parviendra-t-on à s’emparer ? Et combien de minutes faudra-t-il patienter aux caisses avant de pouvoir acquitter une somme ridicule, avec – pour cette fois – un parfait sentiment de victoire ? Pour construire ­l’Intermarché de Marles-les-Mines, le Bricomarché qui le jouxte et le parking qui les entoure, on a détruit ici une maison des jeunes et de la culture ainsi qu’une ancienne école maternelle (la rue qui dessert le centre commercial ainsi créé ayant été baptisée, non sans ironie, rue des Écoles).

Oui. Il advient à Marles-les-Mines ce qu’il advient un peu partout en France. La grande distribution tue les villes (sauf qu’ici il ne lui suffit pas de s’implanter en périphérie des zones habitées, il lui faut encore occuper une position avancée, là où la petite concurrence a été durablement éradiquée). Ainsi, les Mousquetaires de la distribution se sont installés en cœur de ville, bientôt imités par un supermarché Lidl qui a choisi quant à lui de prospérer sur les hauteurs de la rue Paul-Vaillant-Couturier, à l’emplacement d’une ancienne cité ouvrière (ce qui a obligé les promoteurs à raser des rues entières). Ici, le taux de chômage avoisine les 27 %, et le score réalisé par l’extrême droite lors des dernières élections régionales, présidentielle et législatives – respectivement 58, 68 et 64 % au second tour, je vous épargne les chiffres après la virgule – laisse à penser que la mairie, communiste depuis 1971, pourrait bien prochainement changer de bord. Pour exister, c’est comme partout : les gens n’ont de cesse de consommer, bienheureux encore de pouvoir confier leur argent (celui bien souvent de l’allocation-chômage ou des minima sociaux) aux grandes enseignes qui répandent le vide autour d’elles. Quand on parvient en vue de l’Intermarché ce matin-là, sans doute ressent-on déjà au palais – l’excitation aidant – la douce brûlure du sucre et l’onctuosité de l’huile de palme (les deux ingrédients principaux qui entrent dans la fabrication de la pâte à tartiner Nutella). C’est certes un plaisir simple, mais il suffit le plus souvent à apaiser les souffrances de l’existence : il agit sur l’âme comme un baume. L’entreprise paraît bien mal engagée compte tenu de l’embouteillage, mais il faut se faire une raison, et ravaler son trop-plein de salive. Chacun, derrière son volant, cherche mécaniquement une place sur le parking, bien décidé malgré tout à tenter sa chance. Oui. Ce jeudi 25 janvier 2018, on enregistre une cohue, pour ne pas dire une bousculade, à l’ouverture des portes de l’Intermarché de Marles-les-Mines. En 30 minutes, 40 tout au plus, le stock de Nutella en promotion est dévalisé (certains n’hésitant pas à filmer la scène depuis leur téléphone). Ironie du sort, le jour des émeutes – car des scènes semblables se reproduisent un peu partout en France –, le ­ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, ­Stéphane Travert, réaffirme son intention de lutter contre les remises promotionnelles trop importantes, en les limitant à 34 % du prix d’achat par le distributeur. Il faut, selon lui, redonner de la valeur aux choses.

Patrick Varetz, écrivain

3) Le bassin minier vu par…. De Rougeville à Marles-les-Mines – Patrick Varetz, écrivain ; Reportage Photo, Claire Fasulo – Lundi, 30 avril 2018 dans l’Humanité (lien)

La grande distribution, devenue hégémonique, est parvenue à remodeler le paysage des villes ouvrières.

Quand j’arrive à Marles-les-Mines, ma ville de naissance, pour y réaliser une série de reportages pour l’Humanité, cette ville n’a plus de réalité pour moi depuis longtemps. Je n’y viens plus depuis plusieurs années, et auparavant – quand il m’arrivait encore de la traverser – j’évitais de m’y attarder. Oui. La réalité du monde, pour ce qui me concerne, semble se dérober chaque jour un peu plus. Pour preuve : la dernière fois où j’ai arpenté ces rues, c’était sur Internet, grâce à l’application Google Street View, occupé que j’étais à écrire Rougeville (un petit livre sur la mort des villes et – accessoirement – sur les décombres de mon enfance et de mon adolescence). Asservi par l’interface de navigation virtuelle, je m’étais retrouvé aussitôt plongé dans un décor sans profondeur (un présent indécis et comme reconstitué à la hâte).

La géographie de l’exploitation du sous-sol et des hommes révélée

Sur Google Street View, seules les distances qui séparent un point d’un autre se révèlent chaque fois conformes à mes souvenirs. Ainsi, pour rallier l’hôtel de ville depuis le rond-point à l’entrée de la rue Louis-Pasteur, il me faut procéder par clics successifs, par longs glissements, et le chemin à parcourir m’apparaît à nouveau interminable (perdu dans l’immensité de la Toile, je retrouve en quelque sorte mes jambes de petit garçon ou parfois de jeune homme ivre). A contrario, quand j’entreprends de refaire à pied l’intégralité du parcours qu’effectue le narrateur dans mon livre, je suis frappé par l’exiguïté du centre-ville (mes pas d’adulte ramenant Marles-les-Mines à des proportions tragiquement modestes). Je n’éprouve sur l’instant aucune émotion, nulle nostalgie : je me découvre au contraire totalement étranger à ma propre existence. Revenu sur les lieux de mes origines – il me faut bien évidemment faire halte devant la maison de la rue des Résistants où je suis né –, j’ai le sentiment d’incarner un personnage de fiction, tenu de parcourir page à page l’ouvrage où il apparaît.

Dépêché sur place, je me retrouve donc à sillonner Rougeville : la ville imaginaire que j’ai créée dans mon livre, et dont le tracé – d’une rue à l’autre – épouse à la perfection celui de Marles-les-Mines. Miraculeusement débarrassé des pesanteurs du passé, j’observe les choses d’un œil neuf, peut-être avec plus de distance ou de hauteur. Me voilà désormais sensible à la géographie des lieux, aux reliefs modestes de la vallée de la Clarence, qui annoncent les plissements des collines de l’Artois. Contemplant les vestiges des anciennes cités ouvrières, je discerne également mieux la perspective historique dans laquelle elles s’inscrivent : celle de l’exploitation conjointe du sous-sol et des hommes. Et surtout, je mesure à quel point la grande distribution – devenue hégémonique – est parvenue à remodeler le paysage des villes. Comme partout, les commerces de proximité ont – à quelques exceptions près – disparu, remplacés ici par les puissantes enseignes Intermarché et Lidl (respectivement 36 et 78 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016).

Une réalité fuyante, sans traces de tags ou de dégradations

Ce qui frappe à Marles-les-Mines – je devrais dire à Rougeville –, c’est la circulation incessante qui anime les rues (alors qu’une part importante de la population ne dispose toujours pas d’une voiture). Les trottoirs apparaissent désespérément déserts et l’on semble se déplacer ici comme à l’intérieur d’une zone commerciale morcelée, gangrenée par le vide. Nulle part on n’aperçoit de tags ou de dégradations, et cela renforce encore cette sensation – déjà perceptible sur Google Street View – d’évoluer hors du temps. Seuls quelques affichages sauvages, au demeurant fort discrets, tentent de nous replonger dans l’actualité (témoignant ainsi des forces souterraines qui aspirent à transformer une réalité fuyante). La France insoumise, aux abords de l’Intermarché, dénonce les dérives libérales du gouvernement en place (Macron : un président pour les riches !), tandis qu’un peu plus haut – à l’angle du boulevard Gambetta et de la rue de Cracovie – Marine Le Pen, depuis son affiche de campagne présidentielle, milite encore et toujours pour la préférence nationale (Choisir la France). Mais que signifie, au juste, ce discours sur la préférence ethnique, dans une ville où une grande partie de la population est aujourd’hui encore d’origine polonaise ? Faut-il rappeler que le nombre d’habitants a tout bonnement triplé à Marles-les-Mines entre 1921 et 1926, passant soudainement – au plus fort du boom économique de la compagnie houillère – de 4 500 âmes à près de 14 000 (dont plus de 60 % d’étrangers) ?

Patrick Varetz, écrivain