Elaine, Librairie Esperluette (Lyon)
« Après l’expérience du mouvement qu’il a menée jusqu’à son terme, avec son génie de l’excellence et de la créativité le voilà le danseur dans l’expérience de l’immobilité. »
De Vaslav Nijinski on connait le nom. Pour peu qu’on s’intéresse un peu à la danse, on l’associe à la virtuosité de la danse classique, aux ballets russes du début du 20ème siècle. Peut-être aussi au scandale de l’Après-midi d’un Faune ou du Sacre du Printemps de Stravinski. Et puis, en 1919, tout s’arrête. Ou plutôt, sa carrière de danseur s’arrête. Un mythe est né. Généralement on n’en sait pas bien plus.
Mais Perrine Le Querrec ne s’arrête pas à cet aspect de Nijinski, elle s’intéresse au contraire surtout à ce qu’on ne connait pas ou peu de lui. Elle s’appuie alors sur son expérience d’archiviste pour aller, pendant 7 ans, chercher, creuser, fouiller, compiler des informations et ainsi tenter de reconstituer l’après, combler des blancs, saisir l’état de cet homme, dans ses silences, son immobilité et ses états psychiques. « Sept années de recherches, de découvertes, de déceptions, de bouleversements. »
Elle nous partage la fulgurance de la danse de cet homme hors du commun, les louanges qu’il a pu recevoir (« Et un soir il conquit Paris. Dès son apparition. Nijinski danseur étoile. Paris défile autour de lui. »), mais aussi les critiques les plus acerbes (« de justes sifflets ont accueilli la pantomime trop expressive de ce corps de bête mal construit, hideux de face, encore plus hideux de profil »), face à une incarnation de la danse qui vient déranger, heurter, peut-être toucher trop fortement le spectateur. « Qui entre en danse entre en transe entre dans la procession du diable entre en possession »
Perrine Le Querrec passe aussi derrière le rideau, et nous découvrons alors les fêlures présentes dès l’enfance, les accidents de la vie (« l’enfant innocent condamné à la noyade, le père immobile devant la Neva où s’enfonce le petit Vaslav », « Stanislas [son frère] grimpe sur le rebord de la fenêtre », « il y a l’histoire du pupitre à musique », « il y a [aussi] l’histoire du mariage. Romola de Pulszky, la groupie, arrive à ses fins. »), la manipulation des personnes qui l’entourent (le prince Lvov, le chorégraphe Diaghilev – « un corps sur lequel les mots Désir et Possession et Sexe et Assaut et Consommation se plantent »), jusqu’à sa femme qui ne supporte pas son état de folie et va jusqu’à orchestrer son ultime saut.
Et Nijinski s’arrête de danser, alors Perrine Le Querrec s’intéresse à ses écrits (sa notation de la danse et ses cahiers) et nous fait ressentir son état lors de ses 30 années d’errance entre différents asiles d’aliénés, passant dans les mains des éminents spécialistes de l’époque, subissant jusqu’à 228 chocs d’insuline. L’écriture de Perrine Le Querrec donne forme à cet état fait d’immobilité, de folie et de danse intérieure. Il y a les saccades, les répétitions, les silences, les respirations et les apnées, les envolées, la souffrance, le bouillonnement intérieur.
Ce livre c’est une rencontre entre le lecteur et Nijinski, entre Perrine Le Querrec et Nijinski (« autant d’interprétations, autant de pas vers lui, mon Nijinski »).
« Nijinski-le-faune, Nijinski-le-spectre, Nijinski-le-pantin, Nijinski est, Nijinski sait, sa tête penchée sous le poids des cornes invisibles, force pure, il ne fait pas «le faune», «le fou», il devient, totalement. »