La Cause littéraire
Un article écrit par Marc Ossorguine, le 09/01/16
Lire n’est pas fuir
Nous connaissons assez peu Nivaria Tejera en France, et malgré un certain intérêt partagé pour la littérature des Caraïbes et plus particulièrement cubaine, son nom reste sans doute encore méconnu des amateurs. Aujourd’hui âgée de 85 ans (elle est née sur l’ile de Cuba en 1929-30 et vit à Paris depuis 1954), c’est en 1958 qu’une de ses œuvres est traduite pour la première fois en Français, par les soins de Maurice Nadeau : Le ravin (El Barranco, traduit par Claude Couffon (réédité depuis par Actes Sud puis par La Contre Allée). Une traduction qui précédera la publication en espagnol (comme pour les romans qui suivront) et qui attirera l’attention sur une œuvre et un travail littéraire d’une profonde originalité, singulier et atypique, réfractaire à toute tentative de classification. Une œuvre qui nous introduit à une lecture, à un rapport à l’œuvre écrite – voire au langage – inhabituels.
Il faut dire que cette écriture exigeante qui oscille entre le romanesque et la poésie, voire entre l’essai littéraire et la réflexion philosophique, émaillé de références à la littérature, à la peinture et à la musique, peut être considérée comme une littérature que l’on peut qualifier de « difficile », surtout si l’on cherche à l’analyser et la commenter, voire à l’expliquer, sans se laisser porter et emporter par ses voix (et voies) singulières.
Il est vrai que l’on peut parfois se perdre dans cette œuvre, foisonnante de mots et d’images plus que de péripéties, mais, comme l’écrit l’auteure, « l’extraordinaire est toujours précédé du désordre le plus chaotique… ». Même si l’on ne peut pas sans doute se contenter de dire qu’il n’y a que du chaotique à l’œuvre dans l’écriture du nom de l’amour, loin s’en faut. Mais de quoi s’agit-il au juste ?
Le récit est resserré sur deux personnages, proches, très proches du narrateur (ou de la narratrice). Deux amants, Andrea et Verónica, inscrits dans un « amour fou » et « impossible ». Tout le récit – mais il faudrait sans doute plus parler d’écriture que de récit à proprement parler – s’ancre autour du suicide d’Andrea, de sa disparition. Andrea dont l’image vient se confondre avec celle du Saint Sébastien de Mantegna, si réel et si peu réaliste. Les échos de cette disparition, de cet effacement d’une présence au monde vont ouvrir la boîte de Pandore des souvenirs, des images, des doutes et surtout du langage. Cet événement aussi improbable qu’annoncé amorce un mouvement irrésistible où la vie est prise dans une spirale où tout vient faire signe, résonance et « raisonance » (à la fois résonances sensibles et raisonnements sensés d’une langue qui tente de faire face à l’égarement), renvoyant mille reflets du monde qui se mêlent et s’emmêlent, laissant deviner une insaisissable et redoutable cohérence dans leur confusion même. Confusion des sentiments que les mots empêchent de sombrer.
On le voit, on le comprend, le registre du récit n’est plus de mise face à cette disparition qui affirme plus que jamais la présence des êtres, convoquant une sensibilité poétique, appelant le lecteur vers cette raison dont Blaise Pascal disait que la raison ne la connaît point (Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point). La langue écrite appelle ici au langage plus qu’à la langue, à toutes les formes de langage. Peinture et musique sont convoquées : Mantegna (le Saint Sébastien déjà évoqué) et Manet (la figure du Déjeuner sur l’herbe), Mahler (la Symphonie n°4) et Liszt (les Années de pèlerinage). En résonance avec la voix de Nivaria Tejera, on peut entendre les voix de Paul Eluard ou d’Antonin Artaud qui ont exploré l’expression du monde de l’ombre à la lumière, du désespoir le plus total à l’espoir le plus fou. Maurice Blanchot pourra aussi paraître un familier de ce paysage qui se dresse à la limite de la vérité et de l’illusion, du rêve éveillé et du cauchemar secret. Avec notre complicité de lecteur, un livre sous nos yeux s’écrit, creusant loin dans la langue et le langage (le texte est émaillé de mots oubliés – mais nécessaires – dont l’usage s’est perdu). Le texte qui nous est proposé – qui est aussi comme un défi qui nous est « lancé » – de trouver un autre nom à l’amour pourrait faire l’objet de bien des tentatives d’explications et d’exégèses. Il est plus que probable qu’il résiste à toutes ces tentatives et nous impose, tranquillement et radicalement de lire et seulement lire, et sans doute relire, de nous laisser affouiller par une prosodie qui peut paraître parfois trop étrange pour nous toucher, mais qui peut aussi nous saisir et nous entraîner, lecteur, dans des contrées où chaque mot est un miroir qui démultiplie nos images du monde. Ici, lire n’est pas fuir. C’est se confronter au réel des illusions, à leur authenticité. Projet esthétique, littéraire, expérimental ? Tout cela et plus encore : une expérience vive, celle de lire.
La Contre Allée devrait nous permettre de poursuivre cette découverte ou redécouverte de cette écriture si singulière en publiant ou republiant d’autres textes de Nivaria Tejera (notamment Fuir la spirale (Huir de la espiral) publié par Actes Sud en 1987).
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