Les Mafieuses
Retrouvez cette recension également sur le site des Mafieuses !
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Un article de Natalie Levisalles, publié le 10 décembre 2022, pour En attendant Nadeau
C’est un livre très court et très dense, qui parle de la mort de manière incroyablement vivante. Il arrive que la proximité de la mort rende les moments, les sentiments et même les pensées qui restent à vivre plus intenses et plus beaux. Il arrive aussi que ça se passe autrement parce qu’il y a des blessures, des colères, des malentendus qu’on ne peut pas dépasser. Il y a des dernières paroles inappropriées et des derniers gestes maladroits. Ou au contraire des absences : les mots qu’on aurait dû dire, les gestes qu’on aurait dû faire et qu’on n’a pas eu le temps ou le courage de faire et qui resteront à jamais non réparables, non réparés.
C’est de tout cela que parle Une présence idéale, avec une sobriété et une puissance saisissantes. Tout se passe dans un service de soins palliatifs, cet endroit où sont accueillis les patients dont la mort est proche, deux jours, une semaine, un mois, rarement plus. Le livre est composé de verbatim des médecins, infirmières et aides-soignantes du service. Les chapitres sont courts, parfois très courts, de quelques lignes à trois pages maximum. Un seul fait huit pages.
Voici un chapitre entier : « Pascale Rambert (Médecin). Les gens s’évitent dans la salle des familles. Elles le font sous prétexte, pas si faux, de ne pas gêner les autres. Elles le font surtout, en réalité, parce que leur propre douleur leur suffit ». Certaines familles restent 24 heures sur 24 auprès du malade. « Elles l’étouffent. Ils se sentent coupables et restent avec lui. Le patient se sent coupable de chambouler leur vie. C’est une spirale », raconte Aude B.
Marie M., infirmière, n’oubliera pas son premier mort, elle avait vingt-deux ans et était depuis cinq jours dans le service. Nadia C. se souvient d’un jeune patient – il a le même âge qu’elle – qui dit un jour devant un ami : « Voilà Nadia. Je voulais te la présenter. Elle ne le sait pas encore mais je suis amoureux d’elle. J’aurais dû la rencontrer un peu plus tôt, c’est dommage ».
Il y a Valentine, à qui une patiente, mariée à un très beau jeune homme, dit qu’elle sait qu’il y aura une autre femme et qu’elle ne peut le supporter. « Je me fâche contre lui et j’ai l’impression d’être un monstre. » Valentine ne répond rien, la prend dans ses bras et se dit que oui, il y aura une autre femme, et, ayant cette pensée, elle a elle aussi l’impression d’être un monstre.
Il y a Hélène, l’infirmière qui a franchi une ligne qu’elle n’aurait pas dû franchir : elle tutoie un patient. Il en est ravi, jusqu’au jour où il lui dit : « C’est bien de se tutoyer. Mais je te déconseille de devenir mon amie car bientôt tu vas me perdre ». Comme Valentine, Hélène reste sans voix. « S’il y a quelque chose qu’on apprend assez vite dans ce métier, c’est à garder le silence quand on n’a vraiment rien à répondre. »
Ce service reçoit des patients âgés, mais pas seulement. Et l’identification des jeunes soignants avec les patients qui ont comme eux 25, 30 ou 35 ans est violemment évidente. C’est peut-être pour cette raison que l’externe Linda M. ne parle de son travail qu’avec sa mère. « En fait, ils ne veulent pas comprendre. Parler de la mort, de de la souffrance n’est pas à la portée de tout le monde. Alors je me tais. Je les protège ».
Ces cinquante-cinq micro-récits sont presque tous bouleversants. En écrivant si juste et si sobre, Eduardo Berti, dont le livre était paru une première fois en 2017 (Flammarion), réussit à nous faire voir et peut-être comprendre la tragédie ordinaire de celui qui va mourir et de ses proches, quand il en a. Mais aussi la disposition et la perception des gens dont c’est le métier d’accompagner ce passage.
Curieusement, le lecteur n’a pas envie de se détourner, il ne peut au contraire poser ce livre. Peut-être parce que chacun de ces récits contient un monde au-delà des murs de la chambre, l’histoire d’un homme ou d’une femme qui a eu une vie. C’est tellement émouvant et surprenant qu’on se demande parfois si ce n’est pas de la fiction. Mais non, bien sûr. Et puis si, finalement, comprend-on, quand on finit par lire la préface. L’auteur explique qu’il a passé plusieurs semaines dans le service de soins palliatifs du CHU de Rouen avant d’en tirer ces textes inspirés par ce qu’il y a vu, entendu et vécu.
Un article signé Alain Nicolas, à retrouver sur le site de L’Humanité :
« Une présence idéale » de l’écrivain argentin Eduardo Berti sort en édition économique
Publié aux éditions Flammarion en 2017, le livre d’Eduardo Berti sort maintenant aux éditions La Contre Allée en une version économique. Ils sont médecin, interne, infirmier, brancardier mais aussi esthéticienne, musicienne, lectrice bénévole. À l’hôpital, un à un, ils prennent la parole pour raconter les patients et les familles qui les ont marqués, les liens subtils qu’ils ont noués, les dilemmes auxquels ils ont été confrontés. En côtoyant la mort au plus près, Eduardo Berti parvient, avec une sobriété et une simplicité exemplaire, à dire ce qu’est la vie. Il livre, avec ce vibrant hommage aux soignants, un magnifique portrait de la condition humaine. De grande actualité.
Eduardo Berti est né en Argentine, en 1964. Écrivain de langue espagnole, mais aussi de langue française, il est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles et romans. Il est traduit en huit langues, notamment en langue française où on peut trouver presque toute son œuvre : les micronouvelles de La vie impossible (prix Libralire 2003), les nouvelles de L’Inoubliable et les romans Le Désordre électrique, Madame Wakefield (finaliste du prix Fémina), Tous les Funes (finaliste du Prix Herralde 2004), L’Ombre du Boxeur et Le Pays imaginé (prix Emecé 2011 et prix Las Américas 2012), sans parler de deux textes difficiles à classer : Les Petits miroirs et Rétrospective de Bernabé Lofuedo. Ses livres sont publiés, principalement, aux éditions Actes Sud et traduits par Jean-Marie Saint-Lu. Son premier roman écrit en français est paru en 2017 chez Flammarion : Une présence idéale. Ces derniers livres en espagnol sont les romans Un padre extranjero et Faster, et les nouvelles de Círculo de lectores. Ces derniers livres publiés en France sont Inventaire d’inventions (inventées), fruit d’une collaboration avec le collectif Monobloque, les Poèmes de babyfoot et L’Ivresse sans fin des portes tournantes. Après la sortie (janvier 2021) de la traduction de son roman Un père étranger(La Contre Allée) et de son livre Demain s’annonce plus calme (éditions do), vient de paraître Un fils étranger (La Contre Allée), extension ou écho d’ Un père étranger. Il est membre de l’Oulipo depuis juin 2014.
Ils sont médecin, interne, infirmier, brancardier, mais aussi esthéticienne, musicienne, lectrice bénévole. À l’hôpital, un à un, ils prennent la parole pour raconter les patients et les familles qui les ont marqués, les liens subtils qu’ils ont noués, les dilemmes auxquels ils ont été confrontés. Par petites touches, ils décrivent la vie au jour le jour quand il s’agit d’apporter des soins au corps, mais aussi à l’âme de ceux qui leur sont confiés au sein de cette unité différente des autres, celle des soins palliatifs. Les malades, ici, ne guériront pas, et les soignants s’efforcent de trouver non la distance idéale, mais la présence idéale auprès d’eux. Car ils ont cette vocation singulière : apaiser ceux qui partent, réconforter ceux qui restent. En côtoyant la mort au plus près, Eduardo Berti parvient, avec une sobriété et une simplicité exemplaire, à dire ce qu’est la vie. Et livre, avec ce vibrant hommage aux soignants, un magnifique portrait de la condition humaine.