Charybde 27
Deux notes de lecture en une, sur le blog de la librairie Charybde, l’une datée du 26 septembre et l’autre du 19 juin :
Le suicidaire appât du gain illustré par le paquebot géant inséré de force dans la fragile lagune vénitienne.
Toute personne n’étant pas directement affiliée à l’actuelle chambre de commerce et d’industrie de la ville de Venise – et saine d’esprit -, ayant déjà assisté, de ses propres yeux ou sur écran, à ce spectacle incongru et quelque peu terrifiant que constitue la présence d’un gigantesque paquebot contemporain au milieu des eaux étroites du bassin de San Marco ou du canal de la Giudecca, ne peut qu’éprouver d’emblée une empathie presque violente pour ce court texte, rageur et poétique, de Roberto Ferrucci, publié en 2015 et traduit en français en 2016 aux éditions de La Contre-Allée par Jérôme Nicolas.
Nous avions laissé à quelques dizaines de mètres derrière nous le vieux pêcheur installé comme toujours au coin à angle droit de la riva dei Partigiani et du viale des Giardini Pubblici. Le vieil homme et la lagune comme je l’appelle, histoire de rendre hommage à un homme qui dans la lagune allait, hélas, à la chasse, mais après avoir écrit quand même des chefs-d’œuvre. Il va pêcher sur la riva à peu près aussi régulièrement que je vais écrire au café juste après son coin à angle droit. Nous nous sommes toujours demandé ce qu’il peut bien remonter des eaux vertes, troubles et combres du bacino di San Marco. Je ne suis jamais arrivé à le croiser à l’instant précis où quelque chose mordait à son hameçon, mais je l’ai vu plus d’une fois se lever d’un bond de sa chaise de camping et- droit debout, autant que son dos abîmé le lui permettait – rembobiner à toute allure le fil de sa canne à pêche en faisant grincer son moulinet comme une plainte. Les premières fois j’ai cru au miracle, à une seiche ou à une dorade, mais l’hameçon était toujours vide et j’ai fini par comprendre : dès qu’un grand bateau envahit l’horizon, à l’entrée ou à la sortie du port, il rembobine tout et c’est comme s’il se réfugiait là, dans son coin à angle droit, tantôt appuyé contre le parapet, l’air abattu, tantôt plus droit, les mains dans les poches, en attendant que tout rentre dans l’ordre, que les eaux de la lagune redeviennent comme elles devraient être, uniquement traversées par les transports publics et par les petites embarcations chargées de marchandises. Quand j’ai compris ça, c’est comme si j’avais trouvé un allié, même si je ne comprends pas vraiment s’il s’agit de sa part d’une vague tentative de protéger son équipement ou d’une forme timide de protestation silencieuse, d’un geste de désapprobation contre ces saboteurs du paysage. Un jour que j’arrivais du côté opposé et que le soleil derrière moi éclairait son visage, pendant qu’il observait un de ces monstres lui passer devant, j’ai cru voir couler, juste sous sa paupière, une larme, que j’ai interprétée comme une larme de résignation, ou d’une colère désormais apaisée, maîtrisée par la vieillesse. Une larme, m’a dit Teresa quand je lui ai raconté ce que je croyais avoir vu, que les affairistes des croisières, si c’étaient eux qui l’avaient croisé, le vieil homme et la lagune, se seraient empressés d’utiliser à leur avantage, en la présentant comme une manifestation de la nostalgie du voyage, de la pleine mer, émue, évidente, qu’ils auraient immédiatement divulguée sans la moindre pudeur en collant une belle photo sur un dépliant.
Proposant une dénonciation aussi technique que ressentie, Roberto Ferrucci mobilise bien entendu, avec la force de l’évidence, les dégâts irréversibles causés aux fondations de Venise et au délicat équilibre de la lagune, déjà gravement mis à mal ces cinquante dernières années par, entre autres mais de manière déterminante, l’activité incessante du port pétrolier de Marghera, et les oppose à l’absence de retombées économiques réelles de ces croisières si largement autarciques – à part sans doute pour quelques marchands de « droits à » qui infestent les circuits de décision municipaux de leurs sollicitations et de leurs cadeaux plus ou moins occultes.
C’est toutefois grâce à un détour par Saint-Nazaire et ses chantiers navals désormais dédiés, précisément, à la fabrication de ces géants contemporains, à la faveur d’une résidence littéraire, que ces soixante pages enlevées gagnent leur sel et leur puissance.
Il y a toujours un bateau de croisière italien en construction qui joue au timbre-poste sur ma fenêtre. Un bateau blanc, mais d’un blanc encore brut, provisoire, qui devient vaguement doré la nuit – les lumières toujours allumées, les ouvriers toujours au travail -, que je regarde avant de tourner la manivelle du volet en sens inverse, et bonne nuit.
Roberto Ferrucci nous avait déjà montré, dans son puissant « Ça change quoi » (2010), à propos de la répression féroce conduite à Gênes en 2001, son exceptionnelle capacité d’empathie avec les composantes humaines et géographiques d’une problématique mortifère. Le détour par Saint-Nazaire, où les restes vivaces d’une fierté ouvrière témoignent d’une réalité, et par les entrailles d’un paquebot en cours d’ultime finition avant le départ, permettent de saisir plus intensément encore que la seule désolation semée dans les eaux vénitiennes, l’appât forcené du gain qui guide tous ces pans d’une mondialisation réputée heureuse – comme le rappelle joliment Patrick Deville dans son excellente préface.
Mais je sais bien que le geste de Teresa qui s’est retournée et m’a serré fort le bras, est un geste qui ne vaut que pour maintenant, pour cet instant précis, que sa colère comme la mienne et celle d’autres Vénitiens continuera à écumer, continuera à essayer de les chasser, les monstres de la lagune, et maintenant que la séquence de photos est interrompue, le téléphone dans ma poche, Teresa me tire vers elle et, en nous contrefichant de la fumée noire qui sort du bateau derrière nous, nous nous embrassons devant ces silhouettes tout là-haut, qui font coucou de leurs petites mains, qui prennent des photos de notre baiser qui deviendra social dans un instant, rendu public par le petit doigt de centaines d’insensés qui ne comprennent pas – ni eux, ni ceux qui les transportent, ni ceux qui leur ont vendu leurs billets -, ou qui font semblant de ne pas comprendre, que les paquebots de Saint-Nazaire, si énormes, si exagérés, sont faits pour naviguer en haute mer et pas pour détruire la lagune de Venise.
Ma collègue et amie Charybde 7 en parle magnifiquement ici. Roberto Ferrucci sera présent à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mardi 4 octobre 2016 à partir de 19 h 30 pour une lecture-discussion autour de « Venise est lagune ». Entrée libre et gratuite, bien entendu.
Lire le billet sur le blog de la librairie ici