Pour aller plus loin

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Fabien Ribery, pour L’Intervalle

« La traduction littéraire est une activité de création, davantage liée à la question de la représentation artistique du réel qu’à un savoir académique. Traduire ne fait pas seulement appel à l’intellect, mais à une intelligence des choses poétique, sensible. Comme tout processus d’écriture, cela engage l’ensemble de l’être : émotions, perceptions, imagination, souvenirs de lecture ou de vie, les deux d’ailleurs souvent mêlés. Sans compter le rôle que joue dans toute authentique rencontre, humaine comme littéraire, le réseau des racines souterraines qui court au fond de chacun de nous et nous relie à notre insu les uns aux autres. »

On peut interroger la roue karmique, mais l’on ne sait pas pourquoi, au fond, les vocations se manifestent, ni par quels chemins elles décident de requérir ceux qu’elles ont élus.

Corinne Atlan n’avait pas rêvé de devenir traductrice d’œuvres littéraires japonaises, et pourtant cette activité, ce métier, ce rôle de passeur, d’une rive à l’autre, est devenue sa vie rêvée.  

Dans un essai à la fois très riche et sensible, Le Pont flottant des rêves, allusion poétique au « pont flottant du ciel » de la mythologie shintoïste (relire le Kojiki), la fameuse traductrice de Haruki Murakami et de Ryôichi Wagô (l’impressionnant Jets de poèmes évoquant la catastrophe de Fukushima) vivant entre Paris et Tokyo tente de comprendre le voyage de sa vie à partir de l’adoption de la langue japonaise comme proximité et lointain désiré.   

Réside en chacun de nous un territoire étranger, dont les traducteurs ne cessent de se rapprocher comme on cherche à atteindre au contact d’un seuil infranchissable la vérité de soi-même.

Voyage immobileplongée dans l’inconnudécentrement, tels sont les termes qu’emploie Corinne Atlan pour décrire sa tâche quotidienne vécue essentiellement comme joyeuse, jusque dans le doute, depuis la traduction, confiée par Philippe Picquier, de deux nouvelles d’Ôgai Mori, contemporain de Sôseki Natsume.

La littérature (on peut y inclure l’engagement dans la traduction) est cette zone mystérieuse où les vivants et les morts dialoguent.

« La question du lien entre vie, enfance et écriture est au centre de l’activité de traduction. »

La petite fille, qui entendait parler l’arabe et le kabyle en Algérie, qui étudia le grec ancien et s’essaya à l’allemand sans en avoir reçu d’enseignement, se décida à dix-sept ans pour le japonais à l’Inalco, avant que d’étudier le népali, le sanskrit et le tibétain.

La confidence est étonnante : « Je n’avais jusque-là manifesté aucun intérêt particulier pour l’Extrême-Orient et ignorais tout de cette partie du monde, totalement absente de mon environnement. Tous, y compris moi-même, se demandaient d’où avait surgi cette idée. »

Plus loin : « Je ne me sens véritablement exister que lorsque plusieurs langues dialoguent en moi. Je n’ai jamais compris comment il était possible de vivre dans une seule culture, tourné vers un seul horizon. (…) Les langues ne s’excluent pas l’une l’autre, elles se renforcent. »

Le choix du japonais ouvrait donc la possibilité d’une réinvention de soi, un espacement, un estrangement, une conversation dans le multiple.

Corine Atlan ose des formules magnifiques.

Ainsi : « Il est plus important à mes yeux d’ordonner poétiquement le mystère de la vie que de lui trouver une explication. C’est peut-être pour cela que je traduis, pour prendre part à ma façon à cet ordonnancement, contribuer à tracer les lignes d’improbables rencontres formant dans le temps et l’espace une vaste figure aux contours toujours mouvants, qui a nom ‘littérature’. »

Pour bien traduire, il faut beaucoup lire, beaucoup vivre, beaucoup aimer sûrement.

Chaque nouveau texte est un autre voyage, vers l’exil et les espaces du dedans.

On peut aussi tenter de traduire sa propre langue (en quelque sorte du français au français), c’est-à-dire de se mettre à l’écoute de la dimension intérieure de la parole, à la façon de Pascal Quignard dont elle fait l’éloge.

Le japonais possède peut-être au suprême la sensation de la beauté éphémère et poignante de toute chose (mono no aware), comme un « ah ! » ininterrompu face à l’ensemble de la réalité.

Delphine Horvilleur est citée : « Or personne ne parle avec une seule lèvre. […] Aucun de nous ne peut faire sortir un son de sa bouche s’il n’agite pas les deux lèvres. S’il n’y a pas un espace, une séparation, un creux, un vide entre les deux côtés de la bouche. C’est dans ce passage-là, dans cet entre-deux, que surgit la parole. […] Je crois que dans le judaïsme, il y a une conscience très forte qu’à l’origine, nous n’avions pas une seule langue. »

Ne surtout pas croire que la langue est pure, seule, non contaminée.

« A la lecture de ces phrases, qui résonnent profondément en moi, commente Corinne Atlan, une pensée me frappe comme une évidence : si je me suis lancée si jeune, sans comprendre moi-même pourquoi, dans l’apprentissage du japonais, c’était une manière d’opérer un retour à mes origines juives, par le détour le plus lointain qui soit. »

Il fallait à l’auteure de L’Empire de l’harmonie (Nevicata, 2016) et de Un automne à Kyôto (Albin Michel, 2018) deux langues, deux visions du monde, deux origines (au moins).

« Chercher à instaurer ou restaurer un lien entre les langues, les traditions, les spiritualités, poursuit-elle, mettre l’accent sur ce qui réunit plutôt que ce qui sépare est peut-être ma façon de lutter contre la tentation, toujours présente, de la rupture et de la fuite. »

Une bonne traduction n’est-elle pas toujours une interprétation réussie ?

Que faire du doute et des deux mille onomatopées disponibles en japonais ?

Comment ne pas manquer la polysémie de la langue d’origine, son système d’organisation sonore, les trouvailles et frictions opérées par l’écrivain avec sa propre langue ?

« Tout en travaillant à la clarté du texte d’arrivée, précise-t-elle, je m’efforce pourtant de garder à l’esprit cette « nostalgie de la langue absente » que, selon Walter Benjamin, une bonne traduction doit porter en elle, et de respecter autant que faire se peut le rythme, le style, voire les sons de cet original perdu, toujours présent en moi. (Derrida parle de « l’expérience endeuillée de la traduction ».) »

Traduire ? Echouer, échouer mieux, mieux encore, et trouver un chemin entre altérité et universalité.

« Le lieu vibrant où se rejoignent la nostalgie de l’exil, le sentiment d’impermanence et le chagrin de la perte, conclut l’essayiste avec beauté, voilà ce qu’est la littérature, voilà ce qu’est la traduction. »

Corinne Atlan, Le Pont flottant du ciel, direction éditoriale Benoît Verhille, couverture et maquette Valérie Dussart, (Editions) La Contre-Allée, 2022, 128 pages

Le livre de Corinne Atlan a obtenu le prix Asie 2022 en catégorie Essai

http://www.corinne-atlan.fr/