Revue de presse

← La Morelle noire

Mélinda, @melicendres

 » Je connaissais ce que connaissaient les autres femmes, avec leurs petits savoirs-faire invisibles, […]je savais aussi lire et penser et, en pensant, je pouvais prétendre aux mêmes choses que les hommes les plus célèbres de mon époque. Je me jurai que viendrait le jour où je dédierais tout mon temps au savoir, à l’apprentissage de tout ce que l’on peut lire dans les livres et dans les yeux des autres. « 

Elles sont trois, Christine, Hélène et Inès. Chacune son histoire, son destin, ses choix.

Toutes auraient pu dire ses mots et Teresa Moure tricote à l’envie leurs parcours et leurs aspirations dans des temporalités différentes et pourtant tellement en résonance.

C’est juste une merveille !

Montrouge Mag

Être reine de Suède et refuser de prêter son corps pour donner un héritier au trône, ou herboriste et guérisseuse et défier l’ordre établi, ou encore thésarde et irrévérencieuse en digne héritière d’une longue lignée matriarcale. Découvrez les pérégrinations émancipatrices de trois femmes libres…

 » Un vrai choc littéraire. Une histoire de transmission qui tient du grimoire, que chacune après l’autre viendrait enrichir pour transmettre aux générations futures pour échapper à des destins tout tracés. C’est un roman magnifiquement écrit et traduit.  » Grégory. librairie Le Bonheur

Les Amis du Grain des Mots

Une fois encore j’ai délaissé les grands axes et emprunté les chemins de traverse et j’ai découvert un livre rare, où l’on entre comme par effraction, « La Morelle noire » de Teresa Moure, une autrice galicienne.
La Morelle noire est une petite baie qui soigne mais qui peut être dangereuse et qu’on appelle aussi Belladone, Bella Donne, belle dame. Et c’est bien de belles dames qu’il s’agit ici, de dames un peu sulfureuses parce qu’elles revendiquent d’être libres.
On sait, quand on referme le livre, que tout a dû commencer par de vieux papiers qui dormaient dans un vieux coffre dans un grenier et que découvre par hasard Inès, une jeune étudiante qui fait une thèse sur Descartes à l’université de Saint-Jacques de Compostelle. Les vieux papiers racontent l’histoire de deux femmes liées par ce même homme, René Descartes.
La première est Christine de Suède, éprise en secret du philosophe qu’elle invite à séjourner à sa Cour. Bisexuelle, grande intellectuelle, refusant le rôle qui lui est assigné, elle abdique à 28 ans pour pouvoir mener la vie qu’elle souhaite.
La seconde, Hélène Jans est herboriste, guérisseuse accoucheuse et un peu sorcière, a une liaison avec Descartes dont elle a une petite fille qui meurt très tôt. Elle assume de vivre en femme libre. C’est elle qui parfois utilise la morelle noire.
Quant à Inès, qui a été élevée dans un environnement exclusivement féminin et un peu rock and roll, elle décide d’abandonner Descartes et sa thèse et d’écrire l’histoire de ces deux femmes.
Mais il y a plus, car derrière Inès, dans un jeu de miroir fascinant, se cache Teresa Moure elle-même, l’autrice, professeur de linguistique à l’université de Saint Jacques de Compostelle et aussi romancière.
Ces histoires qui s’entrecroisent, qui forment comme un kaléidoscope ou sont comme les morceaux d’un puzzle, se lisent comme on lirait un roman d’aventures, mais un roman d’aventures d’une grande force poétique. On y entre comme on entrerait dans un tableau hollandais du XVIIème siècle car il y a dans la langue une lumière et un grain particuliers que la traduction de Marielle Leroy rend à merveille. Et au-delà du message ouvertement éco-féministe, ce livre a, sur le lecteur, ou la lectrice, un véritable pouvoir de fascination. C’est un de ces livres dont on a du mal à se défaire.

http://lesamisdugraindesmots.fr/2024/09/la-morelle-noire.html?fbclid=IwY2xjawFvD_BleHRuA2FlbQIxMQABHdSQgdaCzFW4eqyZRS2ElMpnpzoJ2Izio9lgEk8uVca2h3c9OyzacnVu2g_aem_Xzyosaa7j9pqzpr7rXHjWw

En attendant Nadeau par Emmanuel Bouju

« A la rentrée, je délaisse les grands axes et je prends la Contre-allée » : ce beau slogan éditorial pourrait être aussi celui de l’autrice : partant de la fameuse idylle spirituelle entre Christine de Suède et Descartes, Teresa Moure conduit d’Hélène Jans (la mère de Francine, fille du philosophe) à l’étudiante dont la recherche écoféministe redouble en fiction l’enquête de l’autrice, sur une contre-allée plantée de « morelle noire », fleur de sorcière pleine de vertus secrètes.

Le livre que nous lisons est issu, par traduction précise (Marielle Leroy) et édition soignée, d’un roman que Teresa Moure a écrit en galicien dès 2005, avant de l’auto-traduire et le publier en castillan en 2021 : il fallait permettre à la contre-allée empruntée résolument à l’époque par l’autrice de ne pas rester invisible de l’étranger (ni même d’Espagne). Et il se singularise assez par sa façon de raconter une histoire des marges, l’histoire d’une lignée de « sorcières », ou de « guerrières » (le mot est employé à plusieurs reprises), pourvues des armes du langage et des plantes médicinales – les unes et les autres s’échangeant au fil des pages d’herbier intercalées entre les chapitres, et les voix, du récit. 

On se rappelle qu’Ursula Le Guin a opposé dès 1986, dans « The Carrier Bag Theory of Fiction »le modèle – qu’on dirait aujourd’hui écoféministe – du récit-panier (ou « récit-cabas » si l’on préfère), à celui du modèle indiciaire et cynégétique, évoqué notamment par Carlo Ginzburg. Plutôt que la téléologie, disait-elle en substance, du récit-flèche au retour de la chasse (version viriliste d’un modèle au demeurant plus complexe) : la répétition circulaire de la cueillette quotidienne et la polyphonie d’une assemblée de femmes autour du fourneau. C’est bien le modèle dont s’inspire Teresa Moure pour rassembler, au foyer du récit, les femmes qui constituent sa lignée guérillère : de Christine de Suède et (surtout) Hélène Jans – les deux figures féministes d’un triangle amoureux et philosophique formé avec Descartes – à Inés Andrade, la thésarde en philosophie issue d’une lignée de femmes indépendantes ayant conservé, génération après génération, un extraordinaire trésor archivistique dans un coffre de leur grenier.

Une fiction-coffre autant que panier, en somme. Une malle pleine de gens qui récrit la généalogie sorcière d’une critique de la rationalité cartésienne. On peut ainsi lire le roman dans le sens chronologique apparent, aussi bien qu’en déchiffrer le sens rétrograde implicite – qui part d’une écriture contemporaine, fruit des travaux universitaires autant que créatifs de l’autrice, pour remonter à son origine fantasmée – la révolte contre sa condition de la reine Christine –, par le moyen d’un récit où se font entendre les voix des témoins du temps passé. 

On remarquera en ce sens l’usage ambivalent du modèle cartésien : permettant d’un côté la critique du dualisme et de l’usage misogyne qui en a été fait, et d’un autre l’utopie d’une langue artificielle universelle – à laquelle seraient directement et principalement associées les femmes qui ont côtoyé Descartes. Dans La Morelle noire, Descartes est devenu un simple échangeur des désirs et des pensées qui ont noué les destins de la reine libre (ayant abdiqué pour ne pas être contrainte d’enfanter – c’est la version féministe qu’avance le roman) et de la « domestique » éclairée et érudite, mère de Francine et amante elle-même de la reine, Hélène Jans. 

On pense par moments (comme dans la scène où Descartes, à sa mort, rêve de sa fille tôt disparue en jeune fille automate privée de devenir) à la façon magistrale dont la dramaturge suédoise Sara Stridsberg, dans Dissection d’une chute de neige, a su camper la reine Christine en « Fille Roi » radicale et sauvage, amante et bourreau de son fragile Philosophe. Mais au contraire de Sara Stridsberg, qui a fait de cette intrigue le prétexte à un jeu de massacre, féroce et elliptique, où l’empowerment féminin déchire le tissu des valeurs établies, Teresa Moure revendique surtout de s’inspirer, plus pacifiquement, du patchwork, depuis son origine antique jusqu’aux travaux d’amitié américains. Au risque de coutures un peu trop visibles. Pourquoi, en effet, finir par gloser sa propre fiction par le moyen de son décalque en rédaction de thèse (et ce jusqu’à jouer avec l’inévitable cliché de la tentation amoureuse entre la thésarde et son directeur) ? Pourquoi ne pas privilégier jusqu’au bout l’elliptique et confier tout à fait le soin de la démonstration aux essais écoféministes, heureusement accessibles et nombreux désormais ?

« Faufilons toutes nos retailles. Reconstituons les archives » – recommandait autrefois l’autrice québécoise Madeleine Gagnon. C’est un conseil auquel obéissent finalement très bien les extraits du « journal poétique d’Ines Andrade » : véritable lieu où s’implicite l’écriture et s’ouvre vraiment le travail d’appropriation d’une entreprise littéraire à la fois ambitieuse et subtile.

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2024/10/04/la-morelle-noire-teresa-moure

Mare Nostrum : Intrigues royales et quête de liberté dans “La Morelle noire”, par Jean-Jacques Bedu

Teresa Moure, romancière galicienne incontournable, offre avec La Morelle noire un voyage captivant dans l’intimité d’une reine hors du commun : Christine de Suède. Loin de se contenter d’un récit biographique convenu, Terasa Moure explore avec une prose poétique et incisive les méandres d’une âme déchirée entre les exigences du pouvoir et la quête d’une liberté inatteignable.

Christine, une reine en quête d’émancipation

Dès les premières pages, Christine de Suède, figure centrale du roman, apparaît comme un personnage fascinant et insaisissable. Jeune reine à la fois brillante et mélancolique, elle se sent profondément seule au milieu des intrigues de la cour. Teresa Moure, avec une sensibilité rare, dépeint la profonde solitude d’une femme écrasée par le poids d’une couronne trop lourde : “Que peut-elle bien faire là-bas seule ? Et à ces heures ! Serait-elle folle ? Sûrement, elle doit être folle. Elle s’appelle Christine
La solitude de Christine est exacerbée par son refus du mariage, symbole pour elle d’un enfermement intolérable. Ce rejet radical la marginalise, la place en porte-à-faux vis-à-vis des attentes d’un monde qui ne conçoit le pouvoir féminin qu’à travers le prisme de la maternité et de l’alliance. La reine, en s’opposant aux règles établies, pose une question fondamentale : sommes-nous condamnés à un destin prédéterminé par notre sexe et notre place sociale ?
La correspondance passionnée de Christine avec le philosophe René Descartes nourrit ses réflexions et ses doutes. Elle trouve dans les théories du penseur français un cadre intellectuel pour nourrir sa révolte et affirmer son désir d’une existence affranchie des conventions. “Christine avait soif de sincérité. Et la sincérité n’était pas une herbe qui poussait dans son environnement“.

https://marenostrum.pm/intrigues-royales-et-quete-de-liberte-dans-la-morelle-noire

Maze : « La Morelle noire » – Potion & Narration par Marie Viguier

La Morelle noire célèbre la vie de trois femmes rebelles et savantes : une reine, une sorcière et une étudiante. Teresa Moure chamboule le roman historique en offrant une place de choix aux destins féministes. 

Écrivaine, docteure en linguiste et professeure à l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, Teresa Moure écrit en galicien, militant pour la défense de cette langue et de sa culture. Écrit en 2005, La Morelle noire vient d’être traduit par Marielle Leroy et publié aux éditions de la Contre Allée. Ce patchwork littéraire mêle fiction, philosophie, science et magie dans une langue teintée de réalisme magique et d’éco-féminisme. Un roman qui met en scène trois femmes, lectrices et frondeuses, prêtent à relever les défis intellectuels qui se présenteront à elles. 

Une silhouette est en train de lire. Elle tient dans ses mains un épais volume. (…) Elle tourne les pages doucement ; on remarque qu’elle aime caresser le livre. On dirait que lire est une action de son corps entier. (…) C’est bien une femme, il n’y a aucun doute, pourtant elle est en train de lire ; et elle ne lit ni histoire d’amour ni vers légers ; elle lit un ouvrage de médecine.

– La Morelle noire de Teresa Moure

Il était trois femmes …

Le philosophe René Descartes (1596-1650) n’est pas le protagoniste principal. Il est le nœud narratif qui unit les trois héroïnes : la reine Christine de Suède, la sorcière Hélène Jans et l’étudiante Inès Andrade. Chacune s’oppose au destin qu’on lui avait prédit et prend le risque de l’émancipation dans une société patriarcale.

Stockholm, 17ème siècle. Christine Vasa, reine de Suède et bisexuelle, est une femme cultivée qui refuse d’enfanter pour donner un descendant à la royauté. Décrite comme « la plus grande tentatrice publique de l’Histoire », elle nourrit une correspondance sur les avancées des sciences avec le philosophe rationaliste, avant de le convier dans son royaume. 

Hélène Jans, intellectuelle, sage-femme et herboriste, a été accusée de sorcellerie. Amante du philosophe, elle a eu avec lui des échanges pointus mais aussi une fille, morte très jeune. Elle rencontrera la reine de Suède, venue lui rendre visite à Amsterdam. Elles forgeront un lien de sororité puissant qui se poursuivra pendant plusieurs années par missives. L’une l’autre, s’encourageant à ne jamais perdre de vue sa liberté. 

Thésarde en philosophie, Inés Andrade est notre contemporaine. Elle consacre un doctorat à Descartes quand elle découvre un mystérieux coffre laissé par une de ses aïeules dans un grenier. Cette malle contient des écrits d’Hélène Jans (recettes d’onguents, remèdes, philtres d’amour), des textes de Christine de Suède et des lettres échangées entre les deux femmes.  

Teresa Moure décrit des femmes qui lisent, écrivent, étudient l’anatomie, identifient les plantes, prennent du plaisir à jouir, cherchent à diminuer la douleur. Facétieuses, ces femmes s’aiment, s’entre-aident et philosophent.

… érudites et libres 

En brossant les portraits précis de ces femmes libres, l’écrivaine réalise par la même occasion une critique de la misogynie de l’histoire de la pensée occidentale. Ces femmes sont la preuve que l’Histoire a été tronquée. Même si elles ne sont que rarement, voire jamais, citées ; elles ont souvent participé des révolutions intellectuelles en discutant, en cherchant, en partageant leurs idées avec leurs homologues masculins. 

Terasa Moure définit ses personnages comme des « penseuses de la vie quotidienne » qui reconnaissent le pouvoir des mots  : « écrire des lettres, c’est courtiser avec des mots, et les mots, s’ils sont bien choisis et l’âme bien disposée, peuvent avoir un meilleur effet curatif que les herbes magiques ». Telle une magicienne, elle tâtonne pour composer un maillage textuel qui rende justice à celles qui se sont transmis des savoirs non reconnus. Alors, elle juxtapose récits, incantations, textes philosophiques, recettes médicinales et notes de cours. Elle fait aussi le choix d’une narratrice anachronique. En ponctuant le récit de commentaires caustiques, celle-ci provoque des effets de décalage et d’humour qui ajoutent au caractère réjouissant de l’ouvrage.

La Morelle noire livre une vision lucide et piquante sur la condition des femmes vis-à-vis du savoir. Teresa Moure porte haut l’histoire de ces femmes guerrières sans oblitérer la complexité de leurs existences. Si elles peuvent parler de la souffrance immense que représente la perte d’un enfant, elles échangent tout autant sur le projet d’une langue universelle qui permettrait à tous les peuples de converser ensemble.

https://maze.fr/2024/09/la-morelle-noire-potion-narration/ 

Un Dernier livre avant la fin du monde : Teresa Moure – La Morelle Noire par Caroline

Comme les plantes qui courent le long des murs et plongent leurs racines dans le secret de la terre avant de s’élever en plein jour, les récits s’enroulent autour du fuseau de la parole et se ramifient avec les voix qui les portent. Teresa Moure réunit en un herbier romancé les destins de trois femmes reliées par un héritage aux parfums de liberté embrassée à bras le corps, de pousses médicinales mystérieuses et d’idées philosophiques à contre-courant. Dans La Morelle noire, roman écoféministe d’une richesse rare, on devine leurs danses face à un sujet unique. Lors d’une sarabande en petits pas nobles, d’une figure aux contorsions passionnées et d’un enchainement de flexions sauvages et rebiffées, Christine, Hélène et Inès se heurtent à celui que l’on croit tout d’abord être le personnage principal du livre : René Descartes. Mais bien vite, le visage incontestable du siècle des Lumières apparaît n’être qu’une excuse utilisée avec finesse par l’autrice pour laisser la parole aux véritables héroïnes du récit. 

Du Journal poétique d’Inés Andrade
Poème VII

Elle aimerait ne plus avoir de mots, ne plus en avoir.
Ne pas savoir dire : maintenant, aujourd’hui, poème, repas, chaussette,
après, aspirations, flatterie, désirer, cascade.
Non.
Elle aimerait n’avoir qu’un seul mot :
Silence !
Et encore, elle est certaine qu’on le lui arracherait.

On connaît cet adage désuet et empreint de patriarcat : « derrière chaque grand homme se cache une femme », ici renversé cul par dessus tête pour devenir une célébration de celles dont on oublie souvent le nom, dont les savoirs sont perdus et les silhouettes balayées avec la poussière du temps qui passe. Teresa Moure imagine la rencontre entre trois d’entre elles : Christine de Suède, connue pour son abdication et sa sexualité libre, Hélène Jans, effacée par sa relation avec Descartes et enfin Inès Andrade, figure fictive défiante et indépendante. À travers elles, leurs écrits, leurs pensées intimes, leurs poèmes et leurs correspondances, elle réinvente l’histoire, fait le lien entre les époques et celles qui les composent.

Mais malgré les kilomètres ou les siècles qui les séparent, malgré leurs statuts sociaux diamétralement éloignés, elles créent un écho, une unicité forte de leur volonté. Reine déchue, herboriste guérisseuse, étudiante résistante, elles apprennent chacune à leur façon à devenir elle-même. À devenir Christine, à devenir Hélène, à devenir Inès. En s’emparant de leurs vies, de leur liberté, en faisant vivre leurs idées et grandir ce qu’elles ont dans le cœur. Leur esprit vif et émancipé se heurte au pilori des mœurs patriarcales (en Suède, comme en Espagne ou aux Pays-Bas, au XVIIe comme au XXIe siècle, on peut dire que ces dernières sont coriaces…), mais leur résilience triomphe, allant jusqu’à créer un effet papillon perceptible des années plus tard…

Je connaissais désormais les classiques et les penseurs de mon temps, je savais lire, réfléchir, ce qui constituait, et c’est encore vrai aujourd’hui, des compétences rares chez une femme. Mais surtout, pendant toutes ces années, j’ai appris à donner à chaque chose sa juste valeur. Quand je parcourais mon manuscrit, je pensais à tout ce savoir-faire acquis durant ma vie : pétrir le pain, laver, coudre et ravauder les vêtements sans que cela ne se voie, faire des paniers, aller chercher de l’eau pour boire et pour arroser, décorer avec des fleurs, acheter les produits les plus frais, aller chercher de l’eau à boire immédiatement, m’occuper d’enfants, soigner les malades et les personnes âgées, écouter, aller chercher de l’eau, reconnaître les mensonges, aller chercher de l’eau, couper de l’herbe et la faire sécher pour que les animaux aient de la nourriture l’hiver, cueillir les broussailles au bord des chemins pour donner à manger aux lapins, chercher de l’eau car la soif revient toujours, écouter, traire les vaches et les brebis, cultiver, aller chercher de l’eau pour arroser, cueillir les baies sauvages et les herbes médicinales, écouter, aller chercher de l’eau, remiser les bouses sèches des animaux pour éviter les mauvaises odeurs et pour faire du feu l’hiver quand il n’y a pas beaucoup de bois, aller chercher de l’eau. Je connaissais ce que connaissaient les autres femmes, avec leurs petits savoirs invisibles et cependant, comme il aimait à le rappeler, je savais aussi lire et penser et, en pensant, je pouvais prétendre aux mêmes choses que les hommes les plus célèbres de mon époque.

Dans cet entrelacement de récits qui s’entrecroisent, forment le patchwork chamarré d’un chœur aux voix multicolores, l’autrice célèbre les femmes autant qu’elle dénonce le sort qu’on leur réserve souvent. Sorcière, amante, érudite, adjectifs considérés comme dénigrants pour une femme et synonymes de pouvoir lorsqu’il s’agit d’un homme… Mais dans La Morelle noire Teresa Moure fait briller leurs éclats, leur force et leur lutte face au courant, en explorant une narration hors sentier, originale par sa découpe et sa composition. Durant leur apprentissage, elles marchent dans les traces laissées par celles qui les ont précédées, riches d’un savoir aujourd’hui presque oublié, elles veillent sur un héritage précieux et font sororité. Ailleurs, on les aurait représentées jalouses et prêtes à tout pour s’attirer les faveurs d’un homme qu’elles convoitent, ici elles sont curieuses les unes envers les autres, bienveillantes et amies. Elles s’épaulent, s’allègent un peu de leur fardeau, qu’il s’agisse du poids d’une couronne ou de la tristesse d’un être perdu. S’éclairent. 

Comme la plante dont elle tire le nom, La Morelle noire est dense et multiple, à la fois commune et magique, dangereuse et thérapeutique. 

La petite maison d’Hélène en revanche, toute simple et sans fioritures, sentait le citron et le thym, la menthe, le poivre vert, la marjolaine. Elle sentait l’eau de pluie, les soupirs, l’eucalyptus, le sésame, le tilleul, la pâte de coing, les peines passagères que l’on peut consoler, la bruine, la musique, le sorbier, l’églantine, la nostalgie, le deuil d’une enfant présente dans la mémoire, la mélisse, le fenouil, l’aneth, les rires qui viennent du bas-ventre, les attentions, le pot-au-feu, l’estragon, l’oseille, le persil, le livre ancien, le livre neuf, l’encre, la fraise des bois, la réglisse, l’argousier, la peau comblée, caressée et léchée, l’ortie, la bugrane épineuse, le trèfle, tant et tant de choses qu’on ne pouvait toutes les nommer. La pimprenelle, le plantain, il n’existait pas assez de mots, la primevère, la sauge, la capucine, la menthe poivrée, pour décrire, la verveine citronnée, à qui n’y était jamais entré, l’immortelle, le vulpin des prés, comment sentait la maison d’Hélène. Y flottait un parfum doux qui éveillait les sens, un parfum d’acanthe, d’œillet, qui aiguisait le plaisir, un parfum de cannelle, d’achillée, de cumin, et l’on ne pouvait que se laisser emporter par les arômes, un parfum de sureau, de mauve royale, d’aigremoine, et être saisi d’une certaine extase, une odeur de coriandre, de sarrasin, et pris de sensations sauvages, de fenouil, ressemblant beaucoup à la mort…, une odeur de groseille, de bourdaine, de prunellier, une fois que cela avait commencé, d’ancolie, de livèche, l’acte de sentir, bien sûr…

La viduité

D’une rationalité déniée aux femmes, des simples secours qu’alors elles auraient trouvés dans les plantes, dans l’autre forme de récit de soi qu’elles permettent, de la langue universelle ainsi humblement, secrètement, esquissée pour un savoir qui dépasserait la dichotomie, instaurée par Descartes – personnage central de ce roman qui autrement, dans l’intime, se fait historique – entre l’intelligence et le corps. D’emblée, on en vient à se demander si la figure de la sorcière ne dessine pas ce qui serait devenu un cliché du récit émancipateur féministe. Néanmoins, par cette évocation de la relation de René Descartes avec Catherine de Suède et avec Hélène Jans, Teresa Moure invente un matrimoine de plantes et de soin, de soutien aussi, qui formerait, à l’écart de l’histoire cartésienne des hommes, une langue universelle.


On continue à penser qu’il serait loisible d’esquisser une histoire littéraire à partir des clichés que le roman invente, de la façon dont une incarnation émancipatrice devient une quasi-figure obligée, un lieu-commun presque démis de sa valeur subversive. Ce sera sans doute une des menaces qui pèsent sur le féminisme : la dilution, l’impression, sans doute fausse, d’un discours admis, sans revendication politique profonde. C’est ce que, spontanément, non sans idiotie peut-être, nous vient à l’esprit quand on entreprend de parler d’un livre dont l’héroïne serait une sorcière. Sans rien y connaître, on s’interroge sur la représentation, sauvage, ainsi véhiculée. Cependant, cette optique semble très vite insuffisante, seulement sans doute un argument de vente. La morelle noire n’échappe pas à la nécessaire décompensation du récit de femmes puissantes. Pour en finir avec la figure de la sorcière, on trouve assez intéressant que ces figures de femmes (Catherine de Suède, Hélène Jans et Inès Andrade) soit découplées de toute figuration maternelle et invente d’autres filiations, d’autres transmissions de traverses d’un savoir, sinon occulte, discret et quotidien. Un des sujets que va aborder, sans y sombrer, La morelle noire sera alors le cartésianisme, sa conception non seulement de la nature, mais de l’âme et du corps et, partant, sa relégation du féminin. Il n’est jamais mauvais, je crois, de rappeler les fondements intellectuels de la misogynie. La femme serait un vide, un creux appelé seulement à enfanter. Les clichés ont la vie dure. Teresa Moure en donne à voir les méandres, les inscriptions différentes précisément par celles qui y résistent. Pointons, sans trop en dire, malgré tout, un des artifices qui permet au roman d’échapper à la reconstitution historique, à excuser une certaine normalisation stylistique, une sorte d’urgence, de rythme de chapitres un rien calibrés : l’autrice fait varier les sources, les types de discours (lettres, note de cours, livres de recettes et de soin), tout en se plaçant, on le devine à la toute fin, dans le point de vue du dernier personnage.

Et peu importe que ceux qui boivent mon savoir viennent de mon ventre ou de celui d’un autre, car c’est la nature qui nous relie et fait que nous ayons des intérêts communs.


Comme une silhouette, chaque personnage sera d’emblée d’ailleurs présenté dans une sorte de flou, l’histoire commence avec Christine de Suède, son refus de la maternité, son désir d’une compréhension, cette longue tradition aussi de subordonner des philosophes au pouvoir. Une étrange passion, une relation incertaine, une écoute à contre-temps liera cette reine à Descartes qu’elle invite en Suède. Teresa Moure enchaîne lettres et passages narratifs pour mieux en cerner les attentes. Une sorte de lien humain qui dépasse la sidération amoureuse, une forme d’incompréhension aussi. Nous aurons, dans ses indispensables contrastes, un joli portrait de Descartes : attentif et curieux, à l’écoute des sciences de son époque, dans un désir d’imposer une très grande, systémique, rationalité. On peut comprendre que les femmes y feraient obstacle, que leur savoir invisible, leur discrétion et résultat assez aléatoire deviennent miroir, façon de vivre. « C’est comme pour tout dans la vie ; si ce n’est pas certain, cela pourrait bien l’être. » La vie du philosophe a la cours est entrecoupé des écrits d’Hélène Jans qui tentent, vraie langue universelle précisément dans ses limites et incertitudes, de transmettre une forme de sagesse existentielle. « Vous avez à votre disposition un authentique manuel des femmes » À travers ce livre, c’est aussi cela que Teresa Moure veut sans proposer par non tant des recettes, infusions et décoctions, que les circonstances, accidents et séductions, qui contraignent à les prendre. Vision dès lors de la vie quotidienne, des communautés d’entraides discrètes qui s’instaure. On en perçoit aussi tous les interdits dont on rappelle ici les fondements : à cause de cette ridicule histoire de péché originel, la femme doit souffrir chaque mois et en enfantant, toutes celles qui s’y opposeront seront déclarées impies, promises au bûcher. L’ignorance du corps des femmes est ce qui conduit à la création des sages-femmes tant les hommes ne veulent surtout pas voir le corps des femmes, ne rien savoir de la gynécologie. « car la vie n’est que ça, une marmite sur le feu, et le pire c’est qu’on est à la place des pommes de terre. » Hélène et Catherine, à la mort du philosophe, forment une sorte de distance amitié, une correspondance encore qui dit la vie dite ordinaire, la saveur des plantes que l’on parvient à ressentir. Peu à peu apparaît une troisième personne, une thésarde sur Descartes qui, entre guillemets, divague et se penche donc sur les rapports aux femmes, sa petite fille perdue. Bref, là encore tout ce qui dépasse la pensée, ressemble à ce qui pourrait être un mode de vie féminin, à son effacement. On retrouve alors une jolie communauté féminine qui donne à voir une certaine image de l’Espagne, toujours par sa discrète résistance. Là encore, une autre filiation qui ne passe pas seulement par la maternité. Une explication d’ailleurs à la redécouverte de l’ensemble de ses textes, au soin que cela peut permettre. On ressent alors ce besoin de communauté.

Livres Hebdo, spécial rentrée littéraire

Composé en galicien par Teresa Moure, avant qu’elle ne le réécrive en castillant, La Morelle noire met en scène des femmes qui s’affranchissent du modèle patriarcal.

Actualitté : « La Morelle noire, se soustraire au patriarcat  » par Louella Boulland

Reine refusant de prêter son corps pour donner un héritier au trône, sorcière défiant l’ordre établi, ou encore étudiante irrévérencieuse, les protagonistes de La Morelle noire ont toutes choisi de se soustraire à l’ordre patriarcal établi.

Les héroïnes de Teresa Moure démontrent avec force, et à travers leurs choix de vie, l’appauvrissement moral et intellectuel qu’il peut y avoir à se laisser conter le monde par le prisme d’un discours unique, et la faible source d’empathie qui en résulte.

Les éditions de la Contre Allée nous en offrent un extrait en avant-première :

https://actualitte.com/article/117648/avant-parutions/la-morelle-noire-se-soustraire-au-patriarcat