Mare Nostrum
Irma Pelatan est une figure mystérieuse de la littérature contemporaine, qui se plaît à égarer le lecteur par une fausse biographie : elle serait née vers 1875 à Tunis où elle aurait trouvé la mort en 1957. Plus vraisemblablement, il s’agit d’une fille de Pieds Noirs qui déclare « avoir pris corps » dans un hôpital de Vienne en 2017, réincarnation quelque peu étrange pour une écrivaine dont le succès du premier livre semble se confirmer avec ce second opus, Lettres à Clipperton.
Une démarche originale
Comme Maylis de Kerangal, Irma Pelatan se caractérise par l’originalité de ses sujets. Son premier livre, L’odeur du chlore, posait la question du corps effectuant des longueurs dans la piscine construite par Le Corbusier à Firminy. Son second roman, Lettres à Clipperton, reproduit une série de lettres envoyée à un destinataire imaginaire, qui semble peu à peu prendre vie, sur une possession française d’outre-mer, l’îlot inhabité de Clipperton. Le livre se réapproprie le genre épistolaire pour créer un univers aussi fascinant que singulier. La brièveté des lettres en rend la lecture vive et alerte, et nous permet, à l’époque des courriels et des SMS, de renouer avec le charme d’une pratique aujourd’hui vécue comme obsolète. À la fin du roman, diverses photographies, comme celle de l’atoll, du calendrier, du crayon utilisé par l’auteure et d’une pile d’aérogrammes, brouillent les frontières entre réalité et fiction, tout en attestant l’authenticité des envois. Dans une postface, Irma Pelatan explique l’origine de sa démarche, commencée dans l’attente d’une réponse d’un éditeur à son premier envoi. Une lettre lui avait été adressée par Jacques Jouet ; il s’agissait d’un PPP, ou projet poétique planétaire, en l’occurrence d’un unique poème expédié à des inconnus, dont l’auteur avait trouvé l’adresse sur l’annuaire téléphonique.
Puisque les formes oulipiennes s’apparentent à des jeux, je compris que j’étais chat, que c’était mon tour maintenant, et comme à chat on n’a pas le droit de retoucher son père, il allait bien falloir que moi aussi, dans un jeu parallèle, je m’invente un lecteur.
C’est donc la dimension ludique de son projet qui motive Irma Pelatan. Une réminiscence de l’îlot inaccessible de Clipperton, déserté par les humains mais étrangement doté d’un code postal, lui permet de le concrétiser. Elle le définit comme « une sorte de bouteille à la mer à l’envers, vers l’île déserte », qui reprend les contraintes imposées par Jacques Jouet : écriture quotidienne, renoncement à toute correction une fois le jour écoulé, adresse du texte à une personne choisie, et envoi par la poste. Le destinataire se voit désigné par une apostrophe : « Cher ami ». Un achat sur le Bon Coin d’aérogrammes anciens, de papier Wenzhou, le plus proche du papier pelure, du carbone pour les doubles, des timbres acquis auprès d’amis et un crayon ont constitué les outils de cette entreprise.
L’histoire d’un atoll
Le livre lui-même raconte peu à peu la véritable histoire des habitants de Clipperton. Des colons venus du Mexique, hommes, femmes et enfants, ont peuplé l’île un certain temps, avant que la révolution mexicaine ne les abandonne à leur triste sort. Ils auraient pu repartir en profitant de l’arrivée d’un navire américain, mais leur gouverneur a préféré rester, avant qu’une tempête ne décime les hommes partis en mer, à l’exception du gardien du phare. Ce dernier, demeuré seul avec les femmes, a longuement abusé d’elles avant d’être tué. Un autre navire a finalement rapatrié mères et enfants. L’auteure, en racontant l’histoire de Clipperton, multiplie les occurrences de la forme interrogative, si bien que son texte présente autant, sinon plus, de questions que de réponses.
Cette tragique histoire racontée par Irma Pelatan affleure peu à peu. Elle croise les impressions et les sentiments de l’écrivaine qui signe de son prénom. Les lettres sont datées mais l’absence de numérotation des pages pourrait désorienter le lecteur. La plupart émanent de Condrieu, commune de la région Rhône Alpes où Irma Pelatan était visiblement en résidence, d’autres ont été écrites sur la côte languedocienne, Sète, Marseillan, Palavas les flots, ou provençale.
Entre humour et poésie
Le livre fascine par la justesse et l’élégance du style, qui n’hésite pas à s’emparer de termes scientifiques, comme emboles ou marisondes, en leur conférant une résonance presque poétique. La retranscription des débats parlementaires, qui ont réellement eu lieu, ne manque pas d’humour. Irma Pelatan se moque de l’absurdité des arguments et de certaines décisions politiques. On sent que l’auteure s’amuse, comme elle le faisait avec sa biographie fictive et la réinvention d’un jeu d’écriture dans l’esprit oulipien. Son entreprise relève d’une forme d’utopie, même si l’île existe réellement. Le fait qu’elle s’avère désertée de ses habitants lui fait jouer le rôle que revêtait la lande chez Barbey d’Aurevilly : un espace vide permet le déploiement de l’imaginaire. Irma Pelatan joue sur l’image du cercle, cycle, cyclone, atoll en forme d’ovule. Mais la bibliothèque devient aussi pour elle une métaphore de l’île :
Ma bibliothèque est enfin triée. Je suis épuisée comme après la tempête. De mon île, j’ai expulsé la pression de l’autorité, les représentations de classe, les lacunes de repentirs. Cette vidange, je le sens, m’a rendu l’usage de mon lagon intérieur. Je peux désormais y étendre ma brasse, profiter de mes longues coulées dans l’eau intérieure.
La natation évoquée dans son premier livre revêt ici une signification métaphorique. Clipperton constitue aussi une « synecdoque de la mère patrie ». Mais elle renvoie également à l’image d’une boîte de Petri, un lieu où se multiplient les bactéries ou les micro-organismes. Toute une série de métaphores intervient pour signifier l’isolement, l’abandon et les risques provoqués par cette situation. Après l’image de l’ascenseur spatial, le roman convoque également celle de la station spatiale :
C’est qu’on n’avait pas pensé l’île pour qu’elle soit autosuffisante. Personne ne l’avait rêvée comme ça, comme une station spatiale et peut-être était-ce impossible. Que peut un potager face à un cyclone ?
Rêves, fantasmes, cauchemars
Pour Irma Pelatan, l’île emblématise l’échec de Porfirio Diaz, une utopie, un rêve inabouti. Car le rêve appartient d’abord à l’enfance, pour l’écrivaine, qui évoque ses jeux dans une île du Rhône : « Vous ai-je déjà parlé du gyre ? Et vous ai-je déjà dit qu’autrefois, ma famille possédait une île ?
C’était une petite île sur le Rhône, fertile au plus haut point, où tout ce qu’on plantait poussait à merveille. Et sur cette île, où les enfants jouaient, libres, des jours entiers, sans croiser les adultes, il y avait la plage.
Les enfants l’avaient baptisée la plage aux bouchons car le fleuve y amenait chaque jour des bouchons, des trésors, des rêves de messages cachés dans des bouteilles. Chaque jour, la nouvelle livraison du fleuve initiait des jeux, des plans, des espoirs qu’ils passaient le jour à épuiser. La nuit, dans leurs rêves, au milieu des draps frais, ils cherchaient à deviner, à capter l’attention généreuse du fleuve, ses amples volutes.
« Et le courant, sans cesse, leur répondait, relançait le jeu. »
C’est sans doute le désir de « relancer le jeu » et d’envoyer sa propre bouteille à la mer, qui a conduit l’écrivaine à concevoir ses Lettres à Clipperton. Espace édénique, où paraît s’originer l’écriture, l’île d’Irma Pelatan constitue un fantasme enfantin, aux antipodes de la colonisation tragique de celle des antipodes, coupée du monde et des échanges maritimes. En effet, le roman met en évidence l’omniprésence du rêve, ou de la rêverie autour de l’île, une Babel en miniature où l’on parlait des langues différentes. La survie à long terme s’y avère impossible. Le roman multiplie les références à Shining, de Stephen King, adapté par Stanley Kubrick au cinéma, l’île offrant la même capacité d’isolement qui mène à la folie et à la mort, que l’hôtel Overlook. L’un est construit sur l’emplacement d’un cimetière indien, l’autre d’un cimetière mexicain. Le motif du pot au noir est fréquemment réitéré, tout comme l’image obsessionnelle des crabes orange, qui hantent Clipperton et finissent par dévorer la dépouille du gardien du phare, le contraignant lui-même, au terme d’une métamorphose, à devenir crabe.
La fin d’une aventure littéraire
C’est pourtant cette île qu’Irma Pelatan s’approprie, non seulement par le biais de la fiction littéraire mais aussi dans la réalité, à travers une forme de métonymie, quand elle en commande des fragments pour 100 euros sur EBay. Des galets, du sable… « Je dors sur l’île ce soir », écrit l’auteure, qui signe son avant-dernière lettre, heureuse de posséder, matériellement, un fragment de Clipperton. L’arrivée de ces objets permet l’arrêt de l’aventure littéraire, passant de l’appropriation symbolique à la matérialité de la possession.
Sous mon oreiller, vingt-cinq dents de requins soyeux croisaient autour du platier, veillant sur mon sommeil, tandis que, depuis la table de nuit, le long bec effilé du fou me fixait de ces orbites vides, si affamé de conversations, d’échanges. J’ai dormi sur le sable et les coquilles, dans l’odeur âcre de l’île, la peau constamment râpée par ses sables aigus, corrosifs, tant que mon lit me semblait plus petit au réveil, comme érodé. Dans mon sommeil, le galet s’est calé au creux de mes jambes, le galet cherchait les entrailles, la chaleur des entrailles.
Entreprise inédite, entre jeu poétique et fiction littéraire, le roman épistolaire d’Irma Pelatan, une écrivaine à découvrir d’urgence, séduit par la précision, la justesse et l’élégance de son style. Voco ergo es, déclare l’auteure à son correspondant imaginaire. « Je dis donc tu es ». En écrivant, elle fait exister son lecteur. Ces propos sibyllins ne recèlent-ils pas l’exacte définition de la littérature ?
Un article du 27 mai 2022, à retrouver ici.