Revue de presse

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Entretien avec Alain Nicolas pour L’humanité

Eduardo Berti: « Mon père et Conrad, fantômes en miroir »

Un écrivain imagine une histoire à partir d’un épisode de la vie de l’auteur d’Au coeur des ténèbres. Dans Un père étranger, le romancier argentin, membre de l’Oulipo, entrelace à foison la création littéraire et l’autobiographie. Entretien.

Eduardo Berti donne avec Un père étranger un livre très différent de ce qu’on connaissait de lui. Membre de l’Oulipo (1), il avait depuis longtemps habitué ses lecteurs à des livres teintés d’humour, subtilement composés, obéissant souvent à des contraintes précises. Avec ce roman, né d’une découverte familiale, il infléchit sa course dans un sens plus grave, plus autobiographique, sans perdre le sourire.

Un père étranger est le premier de vos livre à tonalité autobiographique. Pourquoi cette évolution ?

E.B: Depuis longtemps, j’avais envie d’écrire un livre sur mon père. J’ai découvert qu’il avait laissé six cahiers avec le brouillon d’un roman, et bien d’autres. Mais je n’avais jamais employé la première personne. Sauf une fois, dans la bouche d’une narratrice chinoise… Puis je suis tombé sur la traduction d’un livre de Jessie Conrad. Dans ce livre, écrit du vivant de son mari, elle raconte sa vie aux côtés du grand écrivain. Elle n’avait jusque là publié qu’un livre de recettes de cuisine, préfacé par Joseph Conrad. J’ai été frappé par une scène de leur voyage de noces en Bretagne. Frappé d’une forte fièvre, il s’est mis à délirer dans une langue inconnue, qu’elle pensait être du polonais. J’ai entrepris d’écrire quele chose à partir de ça, sans al moindre idée de ce que ça allait donner. J’ai compris que la situation de JEssie et de Joseph Conrad était très proche de celle de mes parents. Ma mère aussi avait un mari étranger, qui avait rebâti une vie, changé de nom, changé de langue, de métier.

Le livre entrecroise les deux destins de manière différente. Il y a deux romans, et un roman dans chaque roman.

E. B: Le narrateur s’appelle Eduardo Berti. Il décide d’écrire un roman sur la vie de la famille de Joseph Conrad, à Pent Farm, dans le Kent, ce petit paradis des écrivains, pas loin de la maison de H. G. Wells, de celle d’Henry James. Il imagine qu’un lecteur frappe à la porte et dit à Jessie qu’il s’est reconnu dans le personnage d’une des nouvelles de Conrad, qu’il n’aime pas le portrait qu’il a fait de lui et qu’il veut le tuer. C’est ce roman que l’écrivain Eduardo Berti veut écrire. Il y a le récit de la visite d’Eduardo Berti à Pent Farm, de ses recherches. Et c’est là que le fantôme de son père se superpose à celui de Conrad, et que les deux histoires se mêlent.

Cela relève de la tradition de la littérature réfléchissant sur elle-même.

E. B: Oui, mais elle est plus rarement mêlée à de l’autobiographie. Trois choses m’intéressaient. L’aller-retour entre les coulisses du roman et le roman lui-même. Et le mélange de ce travail du travail avec des éléments plus émotionnels. La troisième chose, qui tient aux deux autres, c’est de faire de la palce au roman que mon père, lui aussi, essayait d’écrire. Il n’avait pas de plan, c’est une sorte de chaos. Mais j’y ai pris une histoire qui se déroule en Roumanie, le pays natal de mon père, et qui parle d’eau et de transport. Je voulais « écrire avec mon père », habiter un peu son texte.

Pourquoi avoir choisi Conrad, peu représentatif de cette littérature « autoconsciente », voire revendiqué par ceux qui trouvent le roman ronctemporain trop intellectuel ?

E. B: Cette image est vraie dans ses romans d’action, « maritime » si l’on veut. Mais il y a un Conrad qui se rapproche beaucoup d’Henry James, où l’on trouve une discrète réflexion sur l’art du récit. On y apporte souvent des récits déjà racontés, le cœur de l’action est imaginé, mensonger ou lointain. Mais on le présente plutôt en conteur qui ne se pose pas de question. Le Conrad du livre dit qu’il a vécu trois vies, une comme Polonais, l’autre comme marin, presque comme Français, une troisième où il se réinvente en écrivain anglais. Ce personnage qui dit qu’il va le tuer est peut-être un fou, peut-être quelqu’un surgi du passé. Ma mère et moi avons vécu la même chose avec les secrets et les révélations de mon père. Mais ce roman n’est pas une enquête, il laisse sa place au doute.

Vous êtes membres de l’Oulipo. Cela influe-t-il sur la structure formelle du livre ?

E. B: On ne se présente pas à l’Oulipo. Si on m’a proposé d’en faire partie, c’est qu’on trouvait que mo travail s’en rapprochait. On m’a dit qu’en particulier un roman, Madame Wakefield (Grasset, 2000), où je réécrivais un roman de Walter Scott au féminin, et avec une série de contraintes et de règles, les intéressait. Certains de mes livres sont clairement oulipiens, d’autres pas du tout. Ce qui est intéressant, c’est qu’on n’est pas obligé de faire de l’ « oulipisme ». Un père étranger n’est pas oulipien à mon avis. Mais le suivant, dont une partie va prochainement paraître en France sous le titre Demain s’annonce plus calme, est explicitement oulipien. « Le père étranger » est un cas assez courant dans les romans oulipiens. Mis à part la Vie mode d’emploi ou la Disparition de Perec, la contrainte sous sa forme la plus rigoureuse est présente dans des textes courts, nouvelles, contes, poèmes. Un père étranger n’est pas un livre à « cahier des charges », mais il y a des éléments oulipiens, comme l’arborescence des fins possibles, le rôle de la répétition comme « démarreur ». Le potentiel de la structure comme forme narrative fait partie des réflexions de l’Oulipo. Moi, je peux me lancer à l’aveugle, mais je n’arrive pas à poursuivre si je ne vois aps clairement au moins al persepctive d’une structure. Et ce que j’aime aussi dans la tradition de l’Oulipo, c’est l’humour, l’autodérision.

Vous avez écrit un livre en français. Quel est votre rapport aux langues et à la traduction ? 

E. B: Conrad a écrit dans une langue qu’il a choisie. Mon père n’a pas écrit en roumain. Je viens d’un pays où l’immigration est énorme, où l’étranger n’est pas si rare que ça. La plupart de mes amis ont des grands-parents étrangers, surtout italiens. Nous avons ue langue fantôme en Argentine, le lunfardo, un argot venu de l’italien. Mais mon père avait une langue que personne ne comprenait. De plus, l’espagnol d’Argentine n’est pas l’espagnol d’Espagne. Jamais je ne me suis senti aussi étranger dans ma propre langue que quand j’ai vécu en Espagne. Et je suis incapable de dire si Demain s’annonce plus calme est écrit en français ou en espagnol. Je vis en France et j’ai la chance d’avoir depuis le début le même traducteur, Jean-Marie Saint-Lu. Il a l’habitude de me faire lire une première version de sa traduction, avant de l’envoyer à l’éditeur. Et, en relisant mon roman dans sa version française, j’en ai vu des défauts, et je les ai corrigés. La double distance du temps et de la langue m’a permis de faire mon deuil de ce livre et de le laisser vivre.

1. Ouvroir de littérature potentielle. Groupe créé entre autres par Raymond Queneau et François le Lionnais, qui étudie et pratique la puissance créatrice de la contrainte et des règles formelles.

Le romain de l’homme qui écrivait le romain du fou et du romancier

À partir d’une certaine similitude entre ses parents et le couple Conrad, l’auteur construit un jeu de miroirs où la littérature se fait voir en tous ses reflets.

À Pent Farm, dans le Kent, Jessie et Jozef coulent des jours tranquilles, quand un homme se présente. Il s’appelle Meen, a été marin comme Jozef, et s’est, dit-il, reconnu dans un des personnages de Falk, une de ses nouvelles. Il s’est senti insulté par le portrait qu’a fait de lui l’auteur, il est venu le tuer. Jozef n’est autre que Joseph Conrad, le célèbre écrivain d’origine polonaise. Cette anecdote est le point de départ du roman qu’un écrivain nommé Eduardo Berti veut écrire, presque en tous points similaire à l’auteur du Père étranger, et la raison de son voyage dans le Kent.

Le point de départ, si l’on peut dire, est la découverte par Eduardo Berti de six cahiers d’un roman que son père avait commencé à la fin de sa vie. Et aussi de la similitude de la situation de sa mère et de celle de Jessie Conrad. Toutes les deux ont épousé un étranger, qui avait pris pour nom son deuxième prénom, et originaire d’un pays d’Europe centrale, la Pologne pour l’un, la Roumanie pour l’autre.

Eudardo Berti construit sur cette base une architecture d’une grande subtilité. Le roman sur le père et le roman « du » père, le roman de celui qui a va à Pent Farm pour écrire sur Conrad et le roman qu’il essaie d’écrire se réflètent l’un dans l’autre, et, peu à peu les détails de leurs vies se répondent. Au sein même de chacun des récits, répétitions, symétries abondent. Ainsi, Eduardo Berti se voit attribuer la nationalité roumaine au moment où son père lui annonce son projet d’écriture. « Mon père