L’essentiel en poésie n’est pas tant de savoir si les choses sont vraies que si elles nous chantent, ou plutôt nous enchantent. Sont-ils authentiques, les souvenirs du narrateur, cette permanente transhumance vers le Nord à l’arrière de la voiture, l’enfant subissant l’humeur des parents, un père renfrogné écraseur de chats et une mère astrologue condamnée par un cancer ? La question de la forme a vite fait de balayer nos interrogations : peu importe la vérité – Antoine Mouton est-il cet enfant de bohème ? – puisque, dans une langue simple et subtilement ciselée, il nous invite au parcours septentrional et peu importe si tout n’est que fiction puisque la musique qui émane de ce petit livre est authentique.
C’est l’histoire d’une entreprise de désenchantement. L’enfant ne demande qu’à s’émerveiller. Il fait le pari qu’existent les anges mais « les anges, c’était interdit » (p. 11). Giflé par le père pour avoir cru qu’il priait Dieu, ignoré dans sa détresse par la mère indifférente. Un apprentissage agnostique où la seule science exacte tolérée est l’étude du zodiaque. Le père refuse de s’installer et entraîne la famille dans son incessante course vers le nord. Nuits de bivouacs dans la voiture ou vie dans les campings, et pour se laver il y a les piscines municipales. Le père, donc, roule à fond et écrase des chats. Et tandis que l’enfant pleure, la mère reste impassible : « et tu me regardais dans le petit miroir pour me dire droit dans les yeux ton père est scorpion il aime la mort ça le fascine » (p. 12). De cette mère, « à la place du mort », on ne devine que la nuque et le regard que renvoie le petit miroir du pare-soleil. C’est un road-trip familial sans paysage qui défile, puisqu’il est clair que le plus important se passe à l’intérieur de la voiture, une relation triangulaire œdipienne racontée par l’enfant. Malgré la tension palpable, l’humour est tapi dans chaque mot, la perception enfantine déformant la réalité toponymique en géographie rêvée : le père vient du « grésil », ils vont s’arrêter à « messe », autant de malentendus qui mettent le lecteur à hauteur d’enfant. Une focalisation dénuée d’objectivité, vouée dès le début à l’étroitesse du point de vue, celui de la banquette arrière. Dès lors, la destination, si imprécise soit-elle, devient le vrai sujet du livre : « qu’est-ce qu’il y avait au nord de si magique et de si resplendissant ? (…) est-ce que là-bas c’était le bout du monde ? » (p. 13). La fluidité des phrases épouse celle du mouvement : la voiture glisse sur la route comme cette prose segmentée sans ponctuation ni majuscules.
Réédité en 2024 chez la Contre-allée, Au nord tes parents est d’abord paru en 2004 aux éditions la Dragonne. Depuis cet opus fondateur, Antoine Mouton n’a eu de cesse de jouer avec les genres. Ses livres sont inclassables : ils ont du roman ou de la nouvelle une approche fine des personnages (comme dans son dernier ouvrage, HKZ, paru chez Ypsilon), de la poésie une langue fulgurante et parcimonieuse (Les Chevals morts, 2013).
Diacritik « Comme on s’échappe d’un endroit où l’on s’est enfermé soi-même Entretien », par Yann Etienne
Au Nord Tes Parents : le premier livre d’Antoine Mouton, publié en 2004, reparaît aujourd’hui en format poche chez La Contre Allée. L’histoire d’un enfant qui chemine vers le nord ; dans la voiture, avec lui, ses parents, la maladie de sa mère et la dureté de son père. Dans ce premier livre s’impose l’évidence d’une forme : une phrase souple, déliée, aérienne en même temps que drapée dans une gravité qu’impose son sujet. Qu’est-ce qu’on fait avec la mort et les revers de sa peine ? On va au Nord. Revenons un peu dans ces latitudes en compagnie d’Antoine Mouton, qui nous accompagne dans la genèse de ce premier texte.
Antoine Mouton, quel était le projet qui a conduit à ce premier livre ? Est-ce d’ailleurs un projet réfléchi qui l’a permis, ou est-ce l’écriture qui a donné forme, de manière accidentelle et non totalement préméditée, à ce premier livre ? C’est au fond la question du rapport entre le processus de création et le projet artistique.
Je n’avais pas de projet sinon celui d’écrire à Richard Morgiève dont j’aimais tant les livres. J’ai trouvé son adresse dans l’annuaire mais je ne voyais pas quoi mettre d’autre dans ma lettre que merci & bravo. Et puis je suis allé en Corse, c’était l’été, j’avais reçu une lettre abominable qui m’avait démoli et qui avait signé pour de bon l’arrachement à l’enfance, je n’étais plus capable de parler de rien sinon de mon histoire et je pleurais tout le temps, alors un jour, à l’aube, alors que la voiture dans laquelle je me trouvais est passée devant l’aéroport d’Ajaccio, j’ai demandé à ce qu’on me laisse descendre et rentrer chez moi, à Paris. Et là-bas de retour j’ai écrit comme un fou pendant quatre jours sans m’arrêter. Pour m’interrompre le moins possible j’ai décidé de ne pas ponctuer, de ne pas chercher à faire des phrases normales ni même vraiment correctes, seulement laisser surgir ce qui était en train d’arriver et auquel je m’étais rendu disponible. Je me suis dit : tu ne gardes que les points d’interrogation, c’est seulement les questions qui t’arrêtent. Et avec l’écriture tu appelles au plus loin possible. Tu appelles bien au-delà de ce que tu connais. Tu suis les phrases jusqu’où tu ne pensais pas qu’elles te guideraient. Et tu luttes non pas contre mais avec cette détresse qui a pris possession de toi. Pas pour t’en défaire, au contraire : pour ne pas oublier ce qui l’a causée. Pour la saisir parce qu’elle est encore là et qu’elle a quelque chose à dire que tu voudrais entendre. Que l’écriture seule te permet d’atteindre. Et cette écriture en particulier, rendue possible parce que j’avais lu les livres de Richard Morgiève, où il s’autorisait, notamment dans Ce que dieu et les anges et Ma vie folle, cette relation à la syntaxe métamorphosée par l’émotion, et qui met en place une vitesse dingue pour passer par-dessus les points et dire des choses impensées, impensables et indispensables. Et alors quand j’ai eu la sensation d’avoir fini quelque chose, je me suis dit que c’était ça, la lettre que j’avais envie de lui envoyer.
Les premiers livres publiés portent généralement en eux une longue histoire, celle de la venue de l’écrivain, non à l’écriture, mais à l’édition et la publication. Richard Morgiève figure dans le remerciement qui clôt le livre pour son rôle de passeur. Vous remerciez aussi Olivier Brun, votre premier éditeur, à la Dragonne. Pouvez-vous revenir sur la publication de ce premier livre ?
Je ne pensais pas que ça deviendrait un livre. Je l’espérais sans doute mais à peu près autant que rencontrer des extraterrestres, me mettre à voler, passer à travers les murs ou voir dieu apparaître. Ce que j’avais fait me semblait trop court et pas dans les clous. Mais Richard Morgiève était moins conformiste que moi et connaissait mieux les marges de la littérature et de l’édition et savait qu’il y avait un peu de place et de curiosité pour ce qui était hors-norme. Il a donc envoyé mon texte à Olivier Brun de la Dragonne, et Olivier a eu envie de le publier.
Moi, j’avais honte parce que je l’avais écrit à toute allure en m’inspirant des livres de Morgiève. Mais Olivier Brun ne voyait pas du tout le problème et il n’a jamais douté. Il m’a seulement dit : je suis sûr que tu peux trouver comment le prolonger ne serait-ce que d’une page. Alors un an plus tard et toujours sans l’avoir prémédité, j’ai écrit en une journée la fin à l’internat qui n’était pas dans la première version que j’avais envoyée.
La sortie du livre a été d’une grande violence. En fait je n’ai pas supporté la façon dont ça s’est passé bien que le livre se soit bien vendu. Heureusement je partais vivre en Islande cinq mois plus tard. Mais j’avais 22 ans, et on me traitait soit comme un gamin, soit comme une proie facile. Il y a eu des chantages sexuels et des propositions qui n’avaient aucun sens. J’ai réagi par la fuite ou le rejet mais ça m’a laissé la sensation d’une honte encore plus grande que la première, comme si je n’avais pas su saisir ma chance. Comme si, au fond, je ne voulais pas vraiment devenir écrivain puisque je n’avais pas su me plier aux us et coutumes de ce milieu. Heureusement quelques personnes ont été des soutiens réels dans ce marasme : il y a eu Richard Morgiève d’abord, Alice Massat, et puis aussi Philippe Grimbert, Elise Deblaise, Philippe Youchenko, Marie-Pierre Audigier, Denise Laroutis, etc… Et toujours Olivier Brun, mon éditeur, qui a été témoin de quelques abus, et qui non seulement n’exigeait pas de moi que je m’y soumette, mais avec qui je pouvais aussi parler de ce qui se passait. Un vrai secours. C’est pour cette raison que je le remercie dans cette nouvelle édition du livre : parce qu’avec son soutien je suis resté libre d’inventer la façon dont j’allais écrire et éventuellement publier.
Au même titre, le premier livre publié n’est pas nécessairement le premier livre écrit, achevé par l’écrivain. Or les ombres des textes non publiés peuvent influencer ce qui va suivre : ils peuvent servir de matrice, de repoussoir. Qu’y a-t-il à l’orée d’Au Nord Tes Parents ?
J’avais écrit un roman à 17 ans après avoir lu L’Innommable de Beckett. J’avais essayé de faire pareil à ma façon. C’était l’histoire d’un homme enfermé dans un aquarium, qui se grattait et se nourrissait de sa propre peau. Je l’avais envoyé aux maisons d’édition dont je connaissais le nom, et il avait été refusé.
Depuis lors je pensais que je ne serai jamais publié. Quand j’ai écrit Au nord tes parents, je tentais de devenir comédien. Mais j’écrivais aussi un roman, totalement irréalisable, bien au-dessus de mes forces, qui devait s’intituler Dislocation : douze personnages à douze époques différentes, soit 144 chapitres qui devaient être chacun comme une novella. J’en étais au sixième et je me rendais seulement compte que je n’aurais jamais le temps de finir ça avant de mourir. Alors Au nord tes parents est arrivé comme on s’échappe d’un endroit où l’on s’est enfermé soi-même.
Et surtout, il arrivait à la façon des poèmes que j’écrivais depuis l’enfance, sur un coup de tête, sans préméditation, pour aller à la rencontre d’une sensation, d’une émotion ou d’une pensée, d’une histoire ou d’un rythme, d’un mot, d’une voix. Des poèmes dont je ne pensais pas qu’ils étaient lisibles, parce que je n’avais jamais vraiment entendu parler de poésie contemporaine à l’époque, parce qu’on n’en trouvait pas beaucoup dans les librairies, ou alors il y avait une aura un peu ringarde qui l’entourait et m’empêchait d’en approcher. Écrire, c’était nécessairement le gros roman. Tout le reste était de la blague ou du dilettantisme. C’est triste de penser qu’à vingt ans j’ai pu être dans cette logique de la performance. Au nord tes parents, je m’excusais presque de l’écrire tout en l’écrivant, comme si c’était trop facile, comme si l’évidence avec laquelle le texte venait était louche et n’avait pas lieu d’être.
Ce premier livre publié est l’invention d’une forme particulière. C’est un phrasé qui ressemble au verset, davantage qu’au vers, qui a la spontanéité de la prose, sans avoir sa syntaxe. C’est l’adjectif délié qui pourrait le mieux la caractériser. Comment s’est-elle rencontrée, imposée, comme la plus juste possible ?
En fait, quand j’écrivais à cette époque, à chaque fois que je mettais un point au bout d’une phrase, je croyais que la phrase suivante devait tout reprendre à zéro. Aussi je trouvais ça épuisant d’écrire. Or en faisant sauter les points dans Au nord tes parents (en me dispensant carrément de les écrire) il y avait une euphorie qui me saisissait, je découvrais des choses inattendues, je pouvais prendre appui sur ce qui venait d’être dit pour dire encore plus et pas toujours revenir au point de départ.
Il me semblait que cela correspondait plutôt bien avec ce que j’étais en train de raconter, cet enfant dans une voiture qui file à travers un pays sans trop s’arrêter. La voiture est la syntaxe de l’enfant, il se laisse porter par sa vitesse, son mouvement. Il tente de parler dans cet élan qui n’est pas seulement le sien, ce cadre qu’il n’a pas choisi, et d’habiter ce monde instable, cette existence dont il ignore les lois.
Si le livre, par son caractère délié, son phrasé libre, ses répétitions, semble s’apparenter à de la poésie, ce ne serait en rien un recueil de poèmes mais un seul grand poème. La teneur narrative est néanmoins assez importante, ce qui l’apparente alors au roman. Est-ce que cette question de la forme et du genre se pose chez vous dans l’acte d’écriture ? Avant la création (quelle forme choisir ?), ou après avoir écrit et pendant la relecture (qu’est-ce que j’ai fait là-dedans) ?
Je pense au genre de ce que j’écris mais seulement parce que j’ai appris à penser de cette façon. Or quand j’écris je pense surtout que je suis en train de fabriquer un texte. Olivier Brun m’avait demandé ce que je voulais qu’on indique sur la couverture du livre. J’avais dit : texte. Ca ne lui allait pas. Il avait proposé : récit. J’ai concédé sur le moment mais aujourd’hui je suis content que le mot récit ait disparu de la couverture.
J’ai quand même une relation particulière avec le mot poème. J’aime faire un poème. C’est un mot qui a ouvert un espace dans ma vie. Ca correspond à une pratique assez concrète.
Mais je voudrais surtout tenter de faire tenir ensemble différentes formes et voir comment elles cohabitent et quels passages elles créent entre elles. Parce que dans mon carnet c’est ce qui arrive. Il y a des poèmes, des pensées, des notes, des phrases toutes seules, des récits plus développés, des idées suspendues, une description, quelques phrases entendues, une citation, le récit de certaines de mes journées, un souvenir qui revient, le titre d’un livre que je n’écrirai peut-être pas, des conversations imaginaires, des commentaires sur ce que je suis en train de lire ou de voir ou d’apprendre, ce que j’ai envie de dire à quelqu’un… Et pourtant je n’éclate pas en mille morceaux. Alors pourquoi un livre ne devrait comporter qu’un seul type d’écriture ? Comment un texte fait corps avec de multiples formes ? Plus que le genre du texte, c’est son corps qui m’intéresse. Je le pense en os et en peau, et en mouvement d’une forme à l’autre.
Le Je, peut-être encore plus dans un premier livre, donne la vibration – surtout quand la matière est intime – de l’expérience biographique. Comment se positionne-t-on face à cet horizon, quand on va publier ? Que peut-on se permettre, de quoi doit on se méfier ?
J’ai reçu une lettre anonyme plutôt menaçante l’été dernier à cause de mon dernier livre, HKZ. On m’a reproché d’avoir révélé que la personne dont je parle dans le livre avait avorté. Mais cette personne avait elle-même signé un manifeste publié dans Le Nouvel Observateur où elle déclarait qu’elle avait eu recours à un avortement clandestin et réclamait la dépénalisation de cet acte médical. Quand j’ai fait la toute première lecture de ma vie, à la librairie L’Autre Rive à Nancy pour Au nord tes parents, il y avait une de mes tantes dans le public. Elle a été la première à prendre la parole à la fin, et elle a dit : « ta grand-mère n’avait pas de manteau de fourrure, pourquoi tu as écrit ça dans ton livre ? » Le plus étrange c’est que c’est faux, ma grand-mère avait un manteau de fourrure. Mais ma tante n’a sans doute pas supporté de lire ça dans un livre.
Récemment plusieurs poètes et poétesses ayant signé une tribune ont été traité.es de cafards par des journalistes. J’avais signé aussi. Les journalistes s’étonnaient de notre existence alors que nous ne passons pas à la télé. En fait, certain.es même doutaient que nous écrivions réellement. L’écriture génère du démenti en permanence. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelques cas où elle se trouve reçue voire accueillie. Mais c’est rare.
Ce que j’essaie de faire, quand j’écris, c’est de ne pas reproduire les différentes violences qu’on rencontre dans notre société. Et de ne pas les nier non plus. C’est ça qui est le plus délicat, je trouve. Comment montrer sans perpétuer. Dans Au nord tes parents, il y a la question du chômage et des fermetures d’usines des années 80 qui traverse le livre. Disons que c’est le contexte mais je ne l’explicite pas. Je parle d’un père forgeron et d’une famille qui parcourt la France. Il y a sans doute d’autres raisons à ce mouvement incessant, un mystère plus personnel, mais il y a aussi cette donnée historique en sous-texte. Ca m’intéressait d’en traduire les effets sur une famille et de m’en tenir aux effets.
J’ai aussi pensé à la mort de la mère. Je ne voulais pas qu’elle survienne tout de suite, mais je voulais prévenir le lecteur ou la lectrice pour ne pas le ou la surprendre d’un coup comme dans les séries où l’on cherche à faire un effet. Alors au bout de trois pages, je l’ai annoncée. Je voulais que le livre ne rejoue pas la brutalité de la mort, mais organise au contraire une circulation possible entre la présence de la mère et sa disparition. Qu’on puisse penser à la mort, et pas seulement se la prendre en pleine figure. Si j’ai été prudent c’est à cet endroit surtout.
Il y a en même temps l’invention d’un prisme, d’une langue qui est celle de l’enfance. Cette enfance est une perspective, un point de vue qui s’invite dans la langue, dans les perceptions. On peut penser aux grandes focalisations d’enfance, notamment à Réjean Ducharme et à L’Avalée des avalés – mais le lecteur sera libre d’y associer la référence qu’il souhaite. Qu’est-ce qu’a permis, pour vous, le choix de cette focale ?
Un appel. Cet appel si puissant de l’enfance qui est comme une réclamation en fait, une exigence d’amour non négociable.
Et à la fois ce n’est pas tout à fait depuis l’enfance que parle cet enfant, c’est déjà depuis l’état d’après, depuis que tout a été perdu, quitté. Par la langue il y revient mais lui, il n’y est déjà plus totalement. Alors c’est comme une très vieille chanson dont il connaît l’air mais dont il réinvente les paroles faute de s’en souvenir précisément. C’est un enfant qui dit comme il a aimé sa mère et comme il ne lui est plus possible de soutenir cet amour à présent. Il doit à la fois le dire et s’en passer. Le jeter dans une phrase et partir sans se retourner.
Le nord – c’est le point d’horizon du texte, et de ce voyage. Ce nord est métaphorique, parce qu’il est imprécis, parce qu’il se dérobe, parce qu’il est une trajectoire, une traction, un vecteur, davantage qu’un objectif. Ce nord-mirage me rappelle le second Voyage Extraordinaire, Les Voyages et aventures du Capitaine Hatteras – voulant conquérir le pôle Nord, il ‘dévore’ le Nord, poussée en avant par l’élan du Forward, son navire. Il finira dans le volcan au nord du pôle, vivant mais ayant perdu la raison à cause de sa folie polaire. Car ce que recherche Hatteras et Jules Verne, nous dit Michel Butor, c’est le point suprême, le point de jonction entre les contraires – un point triple, pourrions-nous dire, pour reprendre une idée scientifique. Mais ce point suprême, nous dit Butor, est surnaturel, et donc inatteignable, asymptomatique – on le touche sans l’atteindre. Nul sentiment épique dans votre texte, mais cette même et irrésistible poussée en avant – car la route vers le Nord est aussi la route vers la mort, la mort de la mère. Que représente ce Nord ?
L’idée du nord a été fondamentale en écrivant le texte, pourtant je n’ai jamais cherché à la définir. C’est ce qui soudain a dessiné une forme claire dans le récit. C’est venu créer l’unité dans l’éclatement des souvenirs, des perceptions et des mondes traversés. Mille paysages mais avec un seul nord. N’est uni que ce qu’on ne connaît pas. Alors on n’atteindrait jamais ce nord rêvé. On en viendrait même à douter de son existence. On pourrait à la fois y croire et en douter.
C’est d’abord une réponse, la seule réponse que l’enfant obtient lorsqu’il demande quel est le sens de cette vie qu’on lui fait mener. La seule réponse à la seule question qu’il a jamais osé poser. Et de ce petit mot il fait toute une histoire. Ou plutôt : toute son histoire.
C’est un mot auquel il s’accroche comme dieu, qui l’autorise à penser alors qu’il ne le connaît pas. On peut penser sans connaître et ça les enfants le savent bien. On peut parler sans rien savoir et peut-être qu’au bout de la parole on découvrira quelque chose. Mais alors il faut dire des mots fous comme dieu, nord, liberté, amour, poème… Il faut s’y risquer. Tout mot est un risque, un pari. On s’y engage.
Ce voyage est donc une trajectoire, toute trajectoire suppose une transformation, lente métamorphose parce que le voyageur est toujours altéré par l’expérience de sa traversée – toute quête est initiatique, même s’il reste à qualifier cette métamorphose, Nicolas Bouvier disant par exemple que le voyage ne forme pas mais déforme. Ce voyage, c’est bien évidemment l’apprentissage sensible de la mort, l’expérience de la dureté, celle du père notamment, c’est aussi un long délitement de la sphère familiale, un long détachement des êtres aimés. Ce voyage c’est grandir, mais l’on pressent que ce n’est pas que ça ; que le texte ne se résume pas à cette idée. Qu’est-ce qu’incarne pour vous ce voyage ?
C’est un voyage qui a à voir avec l’amour. Dans l’enfance j’ai appris à aimer ma mère, et j’ai cherché à savoir qui j’avais aimé mais pas comment. J’ai pris l’amour qui me venait sans lui poser la moindre question. Je l’ai éprouvé, presque subi. Ce texte est une manière de poser la question, non pas de qui ma mère était, mais de ce qu’est cet amour que j’avais pour elle. Comment j’ai appris à aimer, à prendre l’amour et à le perdre. Il n’y a pas de nostalgie dans le texte. Il y a du manque, des gouffres de manque mais pas de nostalgie. C’est sans retour, l’enfant est déjà loin. Et cet éloignement est à la fois une blessure et une nécessité.
Aussi, malgré la perte définitive et le chagrin inconsolable, l’enfant a su partir et prolonger le mouvement incessant de ses parents. Il a perdu l’amour et gardé la vie. C’était plutôt amusant de me retrouver dans une maison à Reykjavik quelques mois après la sortie de ce livre où l’enfant promet à sa mère d’aller à Rivajivik pour atteindre le nord. J’y étais moi aussi, au nord.
Un texte, ce sont aussi des émotions, des sentiments, particulièrement quand la perspective est celle d’un enfant. Le texte donne à entendre ces émotions, magma confus de peur, de craintes, d’espoirs, de désirs avortés, d’attentions au monde. L’enfance peut être un réservoir d’émerveillement, or ce n’est pas le cas ici. Quand il y a de la candeur (le Brésil qui devient le Grésil dans le babil d’enfance), c’est une incompréhension au monde qui domine : à l’enfant manquent les clefs pour comprendre ce qui se joue. Est-ce que ce magma sensoriel, lié à une situation dramatique, est essentiellement négatif ? Que peut-on opposer à ce serrement de cœur ?
Oui, je voulais parler de l’ignorance de l’enfance, et du fait de ne rien comprendre de façon plus générale. C’est un sentiment avec lequel je vis, je crois que j’ai un entendement limité des choses. Mais je pense que je ne suis pas le seul. Qu’en fait, la plupart du temps, nous ne comprenons rien à ce que nous vivons. Et c’est atroce et tragique. Et ça me révolte aussi car j’aimerais tellement tout comprendre, mais je vois bien que je n’en suis pas capable, seulement je m’efforce de l’être un peu plus chaque jour.
Je crois que cette révolte est sensible dans le texte. Je ne cherche pas à faire uniquement état de mon ignorance. Il y a un mouvement, presque une croyance dans le fait que la langue peut porter un peu de lumière sur la vie. La langue échappe au temps, les phrases peuvent revenir en arrière, reprendre ce dont on a été dessaisi. Elles ne sont pas de la pure présence, mais une façon d’habiter notre absence aussi, habiter la perte – « être dans ce qui s’en va » comme dit Tarjei Vesaas. Avec une phrase je peux avoir trois ans, je peux mourir, je peux aimer, je peux être où je ne suis plus, et je peux dire aussi que je n’y arrive pas, que c’est perdu, insaisissable, trop tard.
Il y a une dimension élégiaque qui fait le charme et la force de ce texte, surtout dans ses dernières pages. C’est l’émotion de la peine, c’est le deuil et le regret de ceux qu’on aime et qui sont partis. Comment est-ce qu’on accueille cette émotion quand on écrit ce genre de texte, comment est-ce qu’on peut la transmettre, comment la doser, pour éviter le trop peu ou le trop plein du pathétique ?
Je n’ai rien calculé en écrivant, rien dosé, rien amorti. L’émotion était là et je l’ai suivie. Je ne me méfie pas de l’émotion mais je veux pouvoir y penser. Et donner aux lectrices et lecteurs la possibilité d’y penser aussi, avec moi, dans le même mouvement.
La fin du texte oriente la courbe de sa quête : c’est un tombeau, tombeau de la mère aimée et disparue. Est-ce que ce texte ne poserait pas finalement la seule question qui vaille, la seule question sans réponse, et dont la seule réponse est peut-être l’art : que faire avec la mort ? La trajectoire du texte pourrait nous faire dire : bouger, se déplacer, être en mouvement, même quand la mort arrive. Cependant la fin du texte est une clôture : personne jamais plus ne le verra mon cœur. Qu’en faire ?
Cette fin est très dure et j’ai longtemps eu la sensation de m’être condamné en l’écrivant, de m’être jeté un sort. Quand j’ai écrit Les Chevals morts dix ans plus tard j’y ai pensé, je me suis dit que je voulais écrire un texte contre la malédiction de cette phrase, pour qu’on voie mon cœur de nouveau, pour qu’il ne soit pas tout entier voué à la mère et donc à la mort.
Dans Chômage monstre je cite Les Trois sœurs de Tchekhov : « mon cœur est un piano fermé à clef ». J’essaie de trouver la clef.
Dans Poser problème il y a un poème où je me débats avec la dernière phrase d’Au nord tes parents.
Je ne cesse pas de revenir sur cette phrase, buter contre, chercher non pas la contradiction mais le dépassement.
Je crois que j’étais habité par un sentiment plutôt tragique, voire un désir. Le désir d’écrire des phrases définitives, d’arrêter une bonne fois pour toutes la grande course de ce texte.
C’est encore une question pour moi. Je ne voudrais pas m’arracher le cœur mais j’aimerais qu’on le voie encore de livre en livre. J’aimerais écrire un peu plus loin que cette phrase, ne pas la nier mais aller voir ce qu’il y a après.
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