Reporterre : « Écologie : le grand retour de la poésie » par Gaspard d’Allens
Alors que l’édition 2024 du Printemps des poètes a commencé, Reporterre revient sur le lien intime entre poésie et défense du vivant. Découvrez ces auteurs qui prennent à bras-le-corps la question écologique.
La poésie a toujours été présente dans le bouillonnement des pensées de l’écologie. Mais à l’aune de la catastrophe, on la redécouvre avec toute sa vitalité. Depuis quelques années, une révolution silencieuse agite les milieux écologique et littéraire, et les amène à se rencontrer. C’est un bruissement léger qui bouscule le langage et notre rapport au monde. Et si une poésie de la résistance écologique était en train de naître ?
Loin des discours technocratiques sur le « développement durable » et des mots usés et galvaudés sur la « transition verte », des poètes et poétesses décident de prendre à bras le corps la question écologique, de manière subversive et radicale. La littérature n’est pas une bulle fermée sur le dehors, un espace clos et hermétique, clament-ils. Au contraire, le poète se doit d’être « voyant, c’est-à-dire lumière qui s’allume pour nous alerter », écrit le philosophe Michel Deguy, dans La Fin dans le monde (éd. Hermann, 2009). La crise climatique est « un horizon indépassable », plaide aussi l’écrivain Jean-Luc Pinson. Dans ce contexte, le poète a un rôle à jouer, aussi infime soit-il. « On écrit de la poésie pour vivre. Pour faire, s’il se peut, que l’existence et le monde soient davantage habitables », dit-il.
Construire des barricades de mots
Dans le Landerneau littéraire et écolo, l’agitation est réelle. Des collections de poésie se créent chez les éditions Wildproject ou Cambourakis. Elles en rejoignent d’autres, déjà installées, comme celle de Biophilia chez Corti. Sur les tables des librairies, des recueils évoquent notre lien aux vivants et à la terre. On parle de « bouche fumier », de « main rivière », de « corps de ferme ». Des revues comme Catastrophe, Les Haleurs ou Po&sie creusent le sillon. Des festivals d’écopoétique se montent et les ateliers d’écriture se multiplient à travers la France. En creux, s’esquisse le même impératif : réenchanter notre rapport au monde à l’heure du désastre, trouver des armes et des refuges, bâtir des cabanes de papier, « des barricades de mots ».
« La littérature doit sortir de sa réserve »
« Nous pleurons pour la planète et tremblons pour le futur. Ce nouveau sentiment tragique invite la littérature à sortir de sa réserve et à reprendre du service », scande l’universitaire et écrivain Jean-Christophe Cavallin dans son livre Valet noir (éd. Corti, 2021). Face à l’Anthropocène, nous avons besoin de nouveaux récits et interprètes. Nous avons besoin d’ouvrir des imaginaires à foison. Pour témoigner autant de notre désarroi que de nos colères.
Comment, aujourd’hui, parler des espèces anéanties sous nos yeux, du « mal de terre » qui nous saisit, de la beauté qui s’obstine à pousser ? Où puiser la force de lutter ? Comment rendre hommage à tout ce qui palpite et vibre autour de nous ?
La crise écologique est aussi une crise de la sensibilité. Et le poème a sûrement une place particulière à prendre dans cette partition, pour faire entendre plus précisément le son de la nature, le langage du vent et des ruisseaux, pour se rapporter délicatement à eux et faire pulser ce que Jean Giono appelle « le chant du monde ».
Sans beauté ni émerveillement, l’écologie risque de s’assécher. Sans renouer avec une forme d’attention et de soin, elle menace de se transformer en charabia d’ingénieurs. Depuis ses débuts, l’écologie a tenu sur ses deux jambes : la science, d’un côté, et la poésie de l’autre. La biologiste Rachel Carson n’a pas seulement écrit le Printemps silencieux en 1962, mais aussi Le sens de la merveille. C’est l’association entre sa connaissance scientifique et sa conscience poétique qui confère la force à ses livres.
« Quelque part
Une fleur s’ouvre
comme tes paupières sur le monde » — Marie Pavlenko
« L’écologie se vit dans la chair »
D’ailleurs, chez les précurseurs de l’écologie, la poésie est partout. Elle irrigue et fertilise leur pensée. Dans Le sens des lieux (éd. Wildproject, 2018), le biorégionaliste californien Gary Snyder compare « l’artisanat poétique » à « la descente en piqué d’un faucon ». « L’écriture de la nature a le potentiel de devenir le type d’écriture la plus vitale, radicale, fluide, transgressive, pansexuelle, subductive et moralement stimulante, écrit-il. Ce faisant, elle pourrait aider à arrêter une des choses les plus terribles de notre époque – la destruction des espèces et de leurs habitats, l’élimination définitive de certains êtres vivants. »
La poésie se ressent aussi dans les descriptions exaltées de John Muir qui s’accroche aux pins pour voir au plus près l’orage (Forêt dans la tempête). On l’entend chez Bernard Charbonneau et son amour du monde rural (Jardin de Babylone). Chez Aldo Léopold et son écoute patiente de la montagne (L’Almanach d’un comté des sables).
« La littérature a joué un rôle majeur dans l’émergence des pensées de l’écologie. Sans poésie, elles seraient même incomplètes, insiste l’éditeur Baptiste Lanaspeze. La révolution cosmologique de l’écologie n’entraîne pas seulement des changements d’ordre sociaux, politiques ou techniques. Elle se vit dans la chair, elle engage nos sensibilités. »
Or, qui mieux que le poète est capable de transmettre ces émotions et de les faire vivre ?
Pour Benoît Reiss, l’éditeur de Cheyne, une maison d’édition historique, le poète mène « un travail de sismographe des affects ». « La poésie est en contact, corps contre corps, avec le monde », dit-il.
« L’animisme tranquille du poème »
« Prêter l’oreille, discerner, entendre quelque chose non-parler, entendre le monde muet bruire d’idées, ça s’apprend, ajoute l’écrivaine Marielle Macé. Et les poètes, honneur aux poètes, sont là pour ça : prêter davantage l’oreille, élargir la perception, le faire savoir. » C’est ce qu’elle appelle « l’animisme tranquille du poème ». Écouter les forêts, les bêtes et les fleuves. Il n’y a rien de plus banal pour un poète !
« Surgissez, bois de pins,
surgissez dans la parole
L’on ne vous connaît pas
Donnez votre formule » —
Francis Ponge
Les pieds dans la glaise
Selon le poète Jean-Luc Pinson, il existerait entre la poésie et la nature un très ancien « pacte pastoral », une alliance multimillénaire avec le vivant. À une époque pré-urbaine, la poésie est née de l’écoute de la nature, d’un lien intime entre les hommes et leur milieu. C’est une quête de la présence.
« Tu voyais l’herbe ondoyer et tu faisais ondoyer les mots pour traduire ce qui de toi ondoyait aussi dans l’herbe » — Jean-Pierre Le Goff
Pour l’écrivaine Lune Vuillemin, la poésie écologique s’apparente à « un dialecte du territoire ». « Elle forme un nouveau dictionnaire de cette chose mouvante, changeante et tenace qu’est la nature ». Le travail d’écriture est une manière de « sentir qu’on fait partie du paysage autrement que par les traces qu’on laisse », raconte-t-elle.
Dans son dernier recueil Bouche fumier (éd. Cambourakis, 2023), Hortense Raynal recourt, aussi, au langage comme elle recourt à la terre. Elle esquisse une « poésie compost », les pieds dans la glaise. Elle fabrique le langage, bouture après bouture. « Le langage, c’est de la chair battue, du corps qui retourne à la terre pour la nourrir. »
« À la question “que peut la poésie aujourd’hui ?”, qui nous est régulièrement posée, à nous les poète.sses, je répondrai ça, dit-elle. La poésie peut, en mettant à l’œuvre en actes et en mots cette discipline, apporter une réponse collective à la détérioration du tissu relationnel entre les individus, entre les individus et les autres espèces, entre les individus et leur environnement, entre les individus et les forces qui les dépassent. »
La poésie construit « des nids de poule sur l’autoroute de la dévastation du monde »
C’est aussi ce que pense le poète Pierre Vinclair. Joint par Reporterre, il dit que « la poésie construit des nids de poule sur l’autoroute de la dévastation du monde ». La poésie ne sauvera pas la planète, certes, mais par contre, si tout le monde ne faisait que lire ou écrire de la poésie, la planète serait sauvée. « La poésie, c’est l’acte décroissant absolu. On peut passer deux heures sur un carnet à déchiffrer un poème, ça n’émet pas de CO2 contrairement à Netflix, ça ralentit le temps. »
Il ne faut pas déserter le langage, lieu d’une âpre bataille, assure-t-il. « Ce ne sont pas seulement des tractopelles et des tronçonneuses qui détruisent l’Amazonie, ce sont aussi des mots et des discours ». Contre la pensée bien dressée et la rationalité moderne, contre le langage productiviste, le poème est « un animal nerveux » qui refuse les bonnes manières, « une taupe souterraine plantée dans l’esprit humain qui essaye de faire éclater le tableau Excel pour mieux ensauvager le monde ».
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