Revue de presse

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En attendant Nadeau : « Donner forme à la mémoire » par Hugo Pradelle

La littérature espagnole contemporaine n’en finit pas d’explorer la mémoire. Alfons Cervera, comme d’autres grands écrivains, la conçoit comme l’élément central de l’écriture. Mais il parvient, dans la fiction même, à en concevoir et à en mettre en scène la portée. Il s’affirme assurément ainsi comme l’un des grands écrivains de l’Espagne contemporaine.

Les grand romanciers de l’Espagne luttent avec des fantômes. Ils affrontent un passé – intime et collectif – dont ils s’emploient, avec obstination et rigueur, à se dépêtrer. Pour tout dire, ils portent, dans leurs écritures mêmes, une obsession pour la mémoire, pour les formes, les langues qui peuvent ou pourraient les porter, les soutenir, les entretenir, leur offrir les justes proportions. Qu’on lise Antonio Muñoz MolinaJavier Marías, Ricardo Menéndez Salmón, Bernardo Atxaga, Antonio Soler, Juan José Millas, Javier Cercas, Julian Ríos, Miguel Delibes, Julio Llamazares, Juan Marsé ou l’immense Juan Benet, cela revient à plonger dans des géographies mentales et des écritures qui cherchent le moyen de dire le temps, le trouble de la mémoire, la complexité du passé, la douleur de la perte, les culpabilités ineffaçables, l’ambiguïté qui fonde l’existence. Ils écrivent un écart, inventent un monde intérieur, cherchent sans répit à expliquer, s’expliquer, ce qui constitue les individus, à éclaircir un rapport polymorphe au temps, à la durée de l’existence, aux liens qui les unissent aux autres, l’Histoire pèse irrémédiablement.

Les écrivains espagnols contemporains cherchent à fabriquer quelque chose de la matière de la mémoire, de lui trouver un ordre, un but. Et Alfons Cervera peut-être plus que tout autre ! 

Leurs œuvres, qu’elles entreprennent l’histoire (réelle et fantasmatique) de l’Espagne, le traumatisme de la guerre civile, les mémoires familiales, les rapports filiaux, la sexualité, la politique, jouent avec le passé, l’inscrivent dans la fabrication même de la fiction et de la langue. Ainsi, l’imaginaire contemporain de la littérature espagnole se conçoit dans un mouvement mémoriel, dans un souffle, serait-on tenté de dire, de la mémoire. Et chaque écrivain, face à cet enjeu central – à la fois moral, intellectuel, idéal, et dans les moyens mêmes qui constituent le récit –, imagine des dispositifs et des stratégies pour y apporter une solution, lui offrir une ouverture qui dépasse la nostalgie ou le ressassement. Et ce n’est pas chose aisée – en témoignent une mollesse de la production littéraire qui passe les frontières, un certain conformisme, une tentation de la répétition ou du creusement d’une manière. Pensons à la répétitivité quasi mécanique de l’œuvre de Cercas qui semble se singer quelque peu elle-même. Et ne parlons pas des palanquées de romans sur la guerre, les mémoires concurrentes, le passé qui ne passe pas… 

Faisons fi des clichés, donc, et d’une nostalgie un peu visqueuse ! Ainsi, Cercas a imaginé dans ses meilleurs livres – Les soldats de SalamineAnatomie d’un instantL’imposteur – une mécanique du récit qui fasse jouer les enjeux de la mémoire espagnole avec des usages et des formes mobiles et stimulantes. Il fait le choix de l’hybridation, comme d’autres font celui d’une langue sinueuse (Delibes, Millas, Marias ou Muñoz Molina dont il faut lire Beatus Ille et Un promeneur solitaire dans la foule), d’une approche plus proustienne, érudite, qui travaille le flux de la langue, ou par la création de lieux perdus ou de géographies contraires comme Llamazares ou Benet ; chacun cherche à fabriquer quelque chose de la matière de la mémoire, de lui trouver un ordre, un but. Et Alfons Cervera peut-être plus que tout autre ! 

Claudio, regarde d'Alfons Cervera
À partir de la couverture de « Contemplative Practices in Higher Education » © CC BY 2.0/Bart Everson/Flickr

Il s’est affirmé, avec discrétion, sous les dehors de récits apparemment modestes, comme l’un des écrivains qui se saisit de ses enjeux avec le plus de lucidité et de dynamisme. Toute son œuvre revient aux mêmes lieux, aux même épisodes, à une même géographie intérieure et une généalogie qui croise toute l’histoire de l’Espagne moderne – la guerre, l’engagement, la famille, la religion, la fraternité –, non pour ressasser les éléments de l’histoire ou leur importance dans les existences strictement, mais pour au contraire réfléchir le geste même de l’écriture mémorielle, de son intrication avec l’imaginaire. Car oui, la grande affaire de Cervera – un auteur majeur d’aujourd’hui assurément malgré une réception faible en France –, c’est comment la littérature instaure la mémoire comme seule réalité du passé, défend la puissance réflexive qu’acquiert la fiction, impose la nécessité de penser l’histoire et le passé dans le pli d’un récit. 

Car, en racontant dans son dernier livre l’étrange moment suspendu qu’il vit avec son frère Claudio, homme différent, épileptique, hypocondriaque, fanatique de vieux films, vivant comme à côté de la vie, qui porte en lui une mémoire qui confine à l’archive,  qui se fait opérer des yeux, il ne fait que parler de son rapport au temps et à la fraternité. Il raconte comment les « souvenirs viennent et s’en vont comme les oiseaux migrateurs qui cherchent le lieu le plus favorable pour continuer à vivre », comment ils passent leur temps à « rapiécer la toile enchevêtrée d’un temps qui semblait sorti de [leur] imagination ». La trame du récit simplissime – à partir du temps suspendu d’une hospitalisation, deux frères échangent ou soliloquent sur leur enfance, le passé familial et les figures qui les hantent – n’est que le support pour penser la globalité d’une œuvre qui ne cesse de configurer des échos et de penser les récits les uns en regard des autres. Il faut lire surtout, d’urgence, Ces vies-làUn autre monde et La nuit immobile. C’est peut-être pourquoi Cervera ne rencontre pas le succès qu’il mérite, car son œuvre gigogne réclame un effort, du temps, une circulation dans un corpus. 

Alfons Cervera invente une mémoire qui déborde l’individu, une mémoire qui dépasse la singularité de celui qui la porte. Une mémoire qui abolit en quelque sorte son statut.

Qu’il parle du père, de la mère, du village, des amis, de la maison, des fantômes qui la peuplent, qu’il se ressouvienne lui-même du temps passé ou qu’il raconte, de manière déviée, les souvenirs de son frère, il invente une mémoire qui déborde l’individu, une mémoire qui dépasse la singularité de celui qui la porte. Une mémoire qui abolit en quelque sorte son statut. Il l’écrit clairement : « L’écriture nous ramène au passé. C’est ce qu’on dit. Mais je n’ai pas la certitude que le passé existe. » Ajoutant que « le passé n’existe que quand nous nous le rappelons ». C’est que, comme il le disait dans Ces vies-là : « Les souvenirs ont à voir avec la fiction, ils participent d’un despotisme paradoxal qui rend toute évocation inapte à dévoiler leurs arêtes obscures. » Les livres d’Alfons Cervera racontent comment se constitue, disparaît ou se modifie la mémoire. Ils lui donnent une forme esthétique et intellectuelle, dépassant leur ponctualité pour faire de la fiction l’espace d’une conception plurielle et mobile de la mémoire. 

C’est beaucoup plus intéressant qu’il n’y paraîtrait au premier abord – le récit d’une enfance, l’exploration de figures familiales, d’un passé collectif qui s’incorpore à des individus – pour figurer par le texte ce que la mémoire est finalement, la manière dont elle se constitue, à la façon d’un tourbillon centrifuge, au dedans même du récit qui l’inscrit dans la réalité. Il semble ainsi qu’Alfons Cervera ne se contente nullement de parler de lui, de son passé, de sa famille, des répercussion de la guerre ou de la maladie et de la souffrance, de la perte, de l’exil, de l’enfance ou de la nostalgie, mais qu’il s’attache à dire la matière qui hante la littérature espagnole contemporaine, qu’il pense, par les moyens de la littérature, la question centrale que tous les écrivains qui l’environnent explorent inlassablement. 

Ses livres – car il semble peu utile de les aborder isolément – aident à penser l’écriture de la mémoire, trouvent une distance avec les enjeux complexes d’une société qui doit se débrouiller d’un passé politique traumatique qui l’empêche encore. Elle se conçoit à partir d’elle-même, comme un tissu cellulaire se développe. D’une écriture d’une grande compacité, qui allie réalisme concret et conception théorique, ses textes affirment avec force que l’on trouve la vraie mémoire en écrivant, qu’elle existe par la fiction, la parole des écrivains. Et qu’ainsi les êtres existent, que l’histoire se profère, que la lucidité s’acquiert peut-être. Ils fondent une autre mémoire, altérée, fausse mais plus vraie que la vraie, célébrant le rôle central du poète dans le monde. C’est en cela que Cervera est un grand écrivain de l’Espagne d’aujourd’hui, qui touche à ces profondeurs que l’on ne voit plus. 

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2024/08/13/cervera

L’élégance des livres, par Evelyne Lèraut

Écoutez voir Alfons Cervera !

Ce serait comme une litanie, les plis du temps, tels des murmures.

Texte de renom, « Claudio, regarde » est la généalogie de la vie.

Une voix qui s’élève et acclame l’alliance d’une littérature spéculative. Avec ce qui fut de cette famille, cercle et l’arborescence qui retient le tout entre ses mains.

Nous sommes dans la ferveur de la parole.

Dans ce regard qui va s’élever sans craindre la chute ou le pouvoir des mots. C’est la dignité de la parole qui rend hommage à la vérité. L’heure belle d’écouter Alfons Cervera au chevet de son frère qui se fait opérer de la cataracte.

« Il cligne des yeux, comme s’il était gêné par la lumière, Claudio regarde. »

Il conte, rassure, se rappelle. Entre les mirages de la destinée, le réel qui retient la somme des images trouvées dans la malle des rémanences. Ici, pas de poussières, mais le plein du liant. Deux frères en fraternité, l’instant des dires est une chapelle de lumière.

« Notre père s’est égaré au fond de lui-même et nous ne l’avons jamais retrouvé. Il sait que je suis toujours là, dans cette maison qui s’écroule de vieillesse, à ses côtés. N’aie pas peur. »

L’histoire familiale qui s’emmêle à la grande. « Nous avions appris alors pour la première fois que la mort n’était pas un jeu innocent de l’enfance.Rechercher des soldats ennemis à tous les coins de rue. »

Il parle d’une voix douce, en tenant la main invisible de la minute même où les paroles seront sèves, écorces et myriades. L’évènementiel qui joue avec les rais de lumière dans le pâle de cette chambre d’hôpital. On retient ces sentiments indicibles. L’espace-plein de confidences, comme si tout revenait d’un seul coup, de cette maison, des parents, des rideaux, jusqu’au charme de la lampe familiale, et des drames et trahisons des siens.

L’exploration intime qui refait surface et change l’épreuve de l’opération médicale en étymologie pastorale.

« La maison est bien trop grande pour nous deux. On a fermé le premier étage. »

« Certains jours j’ouvre le tiroir où je range les papiers de la condamnation de père et je me mets à compter les noms oubliés de la défaite. »

« L’écho de ce que nous avons lu devient une nouvelle écriture. »

Regards lianes, fusions, frères et la fulgurance d’une filiation avec vue sur le monde.

« Claudio regarde » Les miscellanées qui s’élèvent. L’héritage comme une fresque qui est magnétique, insistante et désignée, et change le tout. La lucidité des faillites parentales. L’honneur pour les faibles. Ce livre est repentance et fronton. Irradiant, intemporel et secret, intime et vaste. Un mémorial, l’ode au regard. Voir.

« Le passé n’existe que lorsqu’on s’en souvient, lit-on dans Claudio, regarde. »

La fraternité de l’existence. Après, « Ces vies là », « Le dernier des juges », « Claudio, regarde » est l’apothéose d’un triptyque.

Prendre soin de la clef qui se trouve dans la maison à la toute fin de ce récit magistral.

La couverture de Renaud Buénerd est gémellaire de ce beau livre. Traduit à la perfection de l’espagnol par Georges Tyras. Publié par les majeures Éditions La Contre Allée.

E. L.