par Nicolas Weil pour Le Monde des livres
Article de Nicolas Weil dans le Monde des Livres, le 31 mai 2019
Article de Nicolas Weil dans le Monde des Livres, le 31 mai 2019
Un chef-d’oeuvre sauvé de l’oubli
Tout comme son auteur, « Le Nuage et la Valse » est un rescapé. Le roman s’appuie sur le Journal que Ferdinand Peroutka (1895-1978) a tenu pendant sa détention dans les camps de Dachau puis de Buchenwald entre 1939 et 1945, jusqu’à la libération du camp par les Américains. De retour à Prague, le journaliste tchèque, qui ne s’entendait pas mieux avec les communistes qu’avec les nazis, émigra aux Etats-Unis en 1948. Le livre, lui, ne fut publié à Toronto qu’en 1976 par un éditeur en exil. Et ce n’est qu’aujourd’hui que ce chef d’œuvre est traduit en français. Le mot n’est pas excessif pour qualifier « Le Nuage et la Valse ». Parmi l’énorme bibliographie consacrée à la vie dans les camps, ce roman se distingue par une distance apparemment dépourvue d’empathie, les événements sont vus d’en haut, sans que le moindre jugement soit jamais émis par le narrateur. Il reste en surplomb, mais son regard plongeant débusque les moindres mouvements des êtres – humains, animaux, plantes – et les juxtapose avec audace.
Le prologue opère un retour à «Vienne, 1910 ou 1911». On suit un jeune peintre famélique qui tente de vendre ses dessins et finit à l’asile de nuit où il s’inscrit sous le nom d’Hitler Adolf. L’atmosphère fait penser à « Berlin Alexanderplatz ». L’épilogue est composé de plusieurs scènes qui montrent l’après: un adolescent israélien préfère aller à l’anniversaire de son copain plutôt que d’accompagner son père au procès d’Eichmann, le père comprend; un groupe d’émigrés aux noms anglicisés avec leurs nouvelles femmes américaines sont en excursion au «nid d’aigle» d’Hitler, dans les Alpes bavaroises … le temps a passé, il est possible de «relativiser». L’ironie est une des grandes qualités de Peroutka, c’est une arme tchèque, celle de Karel Capek et de Bohumil Hrabal. Si, dans ces deux ajouts, elle semble parfois un peu pesante, le cœur de l’ouvrage, lui, est tout en finesse. Il est composé de quatre livres. Les événements se déroulent essentiellement dans les camps, dans les trains qui y amènent, mais aussi à Prague, à Munich, à Berlin, dans les Balkans, sur le front de l’Est. Comme le dit la traductrice dans sa préface, «le rythme est nerveux, la caméra bouge tout le temps, d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre, offrant une vision à la fois panoramique et kaléidoscopique».
Au début du livre I, on est au début du printemps 1939. Des bourgeois jouent aux cartes au Baroque, un établissement chic de Prague: juifs ou non, des couples amis de longue date. Le lendemain, 15 mars 1939, les Allemands sont dans la ville, c’était pourtant prévisible, après la Pologne. Tout change très vite. Prenez Kraus, qui n’a jamais mis les pieds à la synagogue et a pris soin de se faire baptiser catholique: il perd son emploi à la banque, l’accès au Baroque lui est interdit par le patron, un autre Kraus, qui, plus prudent, possède un visa pour l’Argentine. Sa femme quitte le malheureux Kraus, il acquiesce et coud son étoile jaune. Kraus n’est qu’un cas. Partout des portes se ferment, les humiliations, grandes ou petites, la délation, les tentatives de fuite, les suicides, les crises cardiaques se suivent. A travers un propos rapporté, un silence, un coup de projecteur sur un détail insignifiant, Peroutka parvient à faire percevoir le délitement d’une société apparemment aimable. En quatre parties, le récit va suivre le cours de la guerre, de l’Allemagne triomphante au suicide du Führer dans son bunker de Berlin et à l’épuration énergiquement menée à Prague, dès la libération, alors que l’étau communiste commence à se resserrer.
Au départ, « Le Nuage et la Valse » était une pièce de théâtre, écrite immédiatement à la libération des camps, à partir du Journal de l’auteur, jouée en 1947 et vite interdite. Le nuage apparaît à des moments significatifs, c’est un nuage d’été, joufflu et rond, réconfortant: parfois la nature indifférente a comme un sursaut d’empathie. La valse, c’est « Le beau Danube bleu » dont la mélodie surgit sans cesse. Ainsi, chantée par un groupe de déportés juifs avec des paroles infamantes. L’un d’eux refuse, c’est son dernier acte de dignité. Dans une de scènes les plus bouleversantes, le professeur Silvestr, l’initiateur du groupe de résistance Veritas, à Prague, va voir un de ses disciples, le médecin Pokorny. Le vieux maître se croyait prêt à affronter les coups ou la mort. Il découvre sa peur. Incapable d’en finir tout seul, il demande au médecin de l’aider. Celui-ci est déchiré entre son éthique et la fidélité à son mentor, il a aussi peur des conséquences, à raison. C’est une conversation polie, tout en litotes, en silences, en digressions. Par la fenêtre ouverte, on entend la valse, dont la mélodie sort d’un appartement voisin, occupé par l’envahisseur. Il est implicite que le Danube n’a jamais été bleu et qu’à Vienne, Munich, Prague, ou Varsovie, c’est toute la civilisation de l’Europe centrale qui meurt.
Pendant le transport au camp, l’horreur se dévoile peu à peu, incompréhensible, inacceptable. Puis la vie se réorganise. Kapo, membre de la Gestapo ou prisonnier, chacun reproduit ce qu’il était dans la vie civile: lâche ou courageux, pédant, flagorneur, geignard, égocentrique ou généreux. Les circonstances ne font qu’exacerber les réflexes. L’arrivée des colis de nourriture est ainsi un puissant révélateur des petites ignominies. Une société se reforme, avec ses différences de classe, son organisation politique. Le jeune prisonnier russe, malin et exubérant, finira broyé comme la plupart. Les deux frères Kube, le kapo et le prisonnier, celui qui croyait à Hitler et celui qui croyait à Staline, par circonstance plus que par foi, se retrouveront à la fin, sur le chemin de leur village natal. Les Témoins de Jéhovah manifestent un moralisme si rigoureux qu’il fait peur. De leur côté, les communistes se tiennent à part, dans une organisation impeccable qui laisse augurer de l’avenir.
Même si Peroutka n’exprime jamais de jugement, sa méfiance envers les totalitarismes perce. Plus tard, dans un entretien, il dira: «Trois grandes puissances ont traversé ma vie: les nazis, les communistes et l’Amérique. Chacun, à sa façon, m’a rendu mon travail impossible.» Dans sa préface remarquable, la traductrice, Hélène Belletto-Sussel, éclaire le parcours, sans cesse empêché, de ce démocrate convaincu, proche des présidents Masaryk et Benes. Journaliste de talent, maniant l’ironie, il terminera sa carrière en exil, travaillant à Radio Free Europe qui diffuse alors vers la Tchécoslovaquie, mais il ne semble pas que les Etats-Unis aient satisfait ses idéaux de démocratie et de liberté. Depuis 1990, Peroutka a reçu des distinctions posthumes dans son pays. Le président Václav Havel a déclaré « Le Nuage et la Valse » «un des meilleurs romans tchèques des dernières décennies». Récemment, la mémoire de l’auteur a été salie lors de l’«affaire Peroutka», en 2015: l’actuel président, Milos Zeman, l’a accusé d’avoir écrit, cédant à la «fascination des intellectuels pour une doctrine monstrueuse», un article favorable à Hitler. Peroutka a aussi été soupçonné d’antisémitisme, ce qui, comme le souligne la traductrice, est absurde quand on lit son livre. Propos diffamatoires, bien sûr, l’auteur a été réhabilité, et son roman est disponible dans son pays.
Peroutka n’écrira par d’autre roman. Il manifeste d’emblée une habileté stupéfiante, passant d’une scène à l’autre en virtuose, avec cet art de la juxtaposition qui fait surgir l’absurdité des situations sans qu’il soit nécessaire de les commenter. Il y a des morceaux de bravoure – la vie quotidienne du Führer dans son «nid d’aigle», entouré d’une jeunesse dorée ; sa fin, dans le bunker. Des moments terribles : le retour de Novotny, employé de banque déporté par erreur. Il retrouve sa place au bureau et tente de garder sa tenue de prisonnier en témoignage. Mais personne n’a envie d’entendre ce qu’il a à dire et il y renonce rapidement. Surtout, le talent de l’auteur se manifeste dans des moments intimistes, d’étranges digressions – ainsi, une leçon de peinture de feuilles de bambou – qui font soudain entrer dans l’horreur une poésie incongrue et merveilleuse. Ou quand il déplace le chagrin et la pitié, sans aucun pathos, sur un petit chien absurde, passant de maître en maître selon les caprices de l’Histoire.
La critique est également disponible ici
La seconde guerre mondiale en tous ces instants, dans chacune des sensations parcellaires de ceux qui l’ont vécue sans rien y comprendre. Dans une construction virevoltante où s’immisce une implacable fatalité, Le nuage et la valse parvient à restituer l’horreur d’une époque par la curieuse adhésion de ceux qui la vivent. Dans cet ample et indispensable roman, Ferdinand Peroutka passe d’un personnage à l’autre pour dire, sans jugement, la rumeur d’un événement historique dont il nous restitue senteurs et sensations.
Le roman n’en finira jamais avec la seconde guerre mondiale et notre fascination horrifiée pour l’Holocauste. L’intérêt le plus anecdotique du Nuage et la valse tient à la pertinence de son témoignage historique. En un peu moins de 600 pages, Ferdinand Perotuka parvient à intégrer tous les événements décisifs de la seconde guerre mondiale. Sa multitude de personnages, de tout horizon et « camps », reliés seulement par une certaine lâcheté où se reconnaît notre humanité commune, il évite la leçon d’Histoire, la pesante impression également que les personnages se trouvent toujours au centre de l’événement dont ils offrent une perspective privilégiée. Même si Le nuage et la valse le dépasse très souvent, cet grand roman peut d’abord briller par son regard depuis ce qu’on appelait, à l’époque, un « petit pays ». Avec un vivifiant empressement, Peroutka évoque dans le prologue – avec quelle pertinence – la Vienne des années 1910 où un certain Adolph Hitler s’essayait à la carrière de peintre. Nous touchons-là à l’intérêt principal du Nuage et la valse : le découpage de sa prose, sa façon d’atteindre à une impersonnalité par son changement perpétuel de personnage. Un désir de toucher à une certaine, disons, modernité. Si on pense à Vie et destin de Grosmman, je ne sais pourquoi la lecture de cette somme romanesque a évoqué le souvenir, assez lointain, de Manathan Transfert de Dos Passos. On pourrait approcher ainsi le charme de la prose de Peroutka : il ne s’agit pas de restituer un inconscient collectif mais plutôt l’inconscience d’une époque. Cette certitude que, pour soi, tout ira bien. Si on ferme bien sa gueule, on ne se fera pas remarquer, on s’en sortira intact. Pour se laisser prendre à une généralité un peu hâtive, sans trop de justification, j’aurais tendance à penser que le point de vue tchèque tient à l’implacable ironie dont fait preuve ce roman. La mort des personnages, voire leur survie, est détaillée avec la même précision, celle qui scrute impuissante l’ironie du sort. Sans une once de pathos, la scène de la chambre à gaz, des exécutions au de la mort du chien comme celle du retour des camps avec de la limonade à la framboise sont insoutenables dans la pertinence de leur point de vue. Rien que pour cela, il faudrait lire Le nuage et la valse.
Après la guerre, les sentiments seront plus rares, les gens auront appris à les réprimer. Et quand il y aura moins de sentiments, certains se féliciteront qu’ils ne vaillent plus rien.
Un des sujets du Nuage et la valse reste la façon dont le romancier travaille la résignation à l’œuvre durant toute cette guerre. On y devine une façon de s’en départir. Au fond, ce que souhaite, et parvient à faire, Peroutka c’est capturer l’atmosphère de ce moment historique. Un des motifs de ce livre (hormis le nuage, dernière étincelle de conscience, et cette valse ce « Beau Danube bleu » qui résonne avec une obstination mal-séante, illustrative de cette vie qui se poursuit en dépit de tout) serait une sorte d’anti-intellectualisme. Avant de facilement conclure qu’il caractérise notre ici et maintenant en pleine montée de périls, Perutka l’interroge comme une justification de nos actes. Une certaine frustration revancharde du côté nazie (au passage, il donne à voir la stupidité illuminée des thèses développées dans le nid d’aigle d’Hitler) mais aussi cette capacité à tout accepter, à nous planquer derrière la culture. « Nos belles qualités, nos meilleures convictions ne sont-elles qu’affaires d’habitudes ? » Laissons la question ouverte, une ombre d’espoir.
Quand il n’y a plus dans le monde ni justice ni miséricorde, quand on perdu toute force et tout espoir, quand toutes les enveloppes protectrices sont en morceaux, alors il ne reste plus qu’une ressource ultime, ronronner doucement pour personne d’autre que soi-même.
Ce roman d’une très grande richesse narrative peut se comprendre dans la poursuite du destin de Kraus, un juif marié à une chrétienne et qui espérera jusqu’au bout échapper à la mort, de Novotný, un banquier ici suite à une méprise et au docteur Pokorný qui pourrait incarner l’entraînement dans la résistance. Au passage, Le nuage et la valselivre une très belle évocation de « La rose blanche » un des mouvements de résistance allemand les plus connus. Il faudrait tout de même refermer cette note de lecture sur la capacité de Peroutka, lui-même survivant de Buchenwald, à rendre compte – toujours avec cette ironie comme ultime possibilité d’empathie, de la vie quotidienne des camps. Sans le moindre surplomb, au jour le jour, avec eux, le lecteur reste véritablement saisi d’espoir. Tout au long de sa découverte, il est assuré qu’une seule lecture ne suffira pas à épuiser le sens d’un roman si riche.
Vous pouvez également retrouver cette critique ici