Revue de presse

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Sitaudis par Cécile A. Holdban

Antoine Mouton est indéniablement une voix singulière dans le nouveau paysage poétique. Son œuvre est déjà riche, reconnaissable par un ton, un univers. Il y règne une forme de fausse légèreté qui lui permet d’entraîner le lecteur dans des cheminements qu’il n’aurait pas forcément suivis de lui-même, et à le faire basculer dans une autre perception de la réalité contemporaine.

Comme le laisse entendre l’une des deux citations placées en exergue, celle de Roberto Scarpinato, revendiquant un « droit à la fragilité des individus », Nom dun animal poursuit cette quête entreprise par Antoine Mouton des chemins de traverse, des chemins buissonniers de l’époque, de ce qu’il appelle, citant cette fois Alain Bashung et Jean Fauque, la « contre-allée » (mise en abyme délicate du nom de l’éditeur). Cette part de fragilité, qui n’a pas sa place dans les grands axes, autrement dit dans la masse et l’engorgement du troupeau, est ce qui permet « de ne pas renoncer à sa propre humanité » (toujours Scarpinato).

Le livre est construit comme une sorte de long monologue beckettien. Mais où la dureté du discours de l’écrivain irlandais renouerait ici avec une forme de mélancolie hébétée, venant adoucir le caractère implacable de la condition humaine selon Beckett. L’absurde revêt ici une dimension de funambule, pour qui l’équilibre n’est possible que si la légèreté vient contrebalancer la force. La chute est une possibilité omniprésente, et paradoxalement, elle seule permet d’avancer. On sent, à lire ce texte, une oralité efficace dans son déroulement et son déploiement. Comme le flux de conscience d’un passant :

Je connais des gens qui n’existent pas. Je leur donne rendez-vous chez des gens absents. Nous nous asseyons en cercle. Nous posons nos pieds sur un tapis où des dizaines de pieds d’autrefois murmurent : j’y étais j’y étais j’y étais. Nous sommes entrés dans l’absence, nous ne voyons plus les gens, devinons leur histoire. Ou bien pas leur histoire, pas seulement : surtout leur façon d’être. D’avoir été. De revenir aussi. J’aime bien que les gens soient, j’aime voir quelqu’un qui fut, mais j’aime par-dessus tout chez les gens leur façon d’être. L’absence est aussi une façon d’être. Une façon de mettre du temps dans l’être. De laisser passer du temps dedans. De la distance entre soi et les autres, ou soi et son histoire, ou soi et soi. Une façon de se multiplier. Quelqu’un d’absent est partout. Quelqu’un de présent est là. J’aime être là, mais il y a des endroits où je suis partout. Dans les endroits que j’ai quittés, je suis partout. Et je n’y reviendrai jamais. Les gens peuvent partir. C’est merveilleux. Nous avons des pieds. Nous avons des pieds qui nous permettent de ne pas être là, pas y rester, pas seulement là, ici aussi, et puis partout : j’y étais j’y étais.

Nom dun animal évolue ensuite vers un propos politique ironique, mordant, une réflexion sur le travail intelligente et originale. L’alternance des longs passages en prose, qui déroulent la pensée en marche d’un ministre du travail ayant perdu ses repères à la suite de la perte de son travail :

La pluie tombait et chaque goutte en s’écrasant sur toi se mettait à parler.

Chaque goutte disait : c’est faux.

C’est faux sur ton épaule

c’est faux sur ton crâne

c’est faux sur le bout de ton nez

même sur tes doigts c’est faux

et sur tes lunettes c’est faux c’est faux c’est faux

c’est c’est c’est faux

faux

faux

faux.

Je suis ministre du travail

et j’ai été viré

Le propos est pertinent, et cette réflexion sur l’absurde du monde du travail, sa perte de sens, est  très originale dans son approche et efficace dans cette sorte de « pas de deux » qu’effectue l’écriture, il y a une invention convaincante dans ce texte, servi par un humour écorché. Le sujet pourrait très vite sombrer dans le propos revendicatif ou prédicateur. Il n’en est rien.

Antoine Mouton parvient à restituer parfaitement cette incompréhension qui gagne de plus en plus de gens face à la transformation du monde du travail. Le monologue final, qui vient répondre à celui du début, devient une affirmation de la part d’humanité défendue face àl’absurdité écrasante de la perte de sens.

https://www.sitaudis.fr/Parutions/nom-d-un-animal-antoine-mouton-1749440703.php?fbclid=PAQ0xDSwKzsvhleHRuA2FlbQIxMAABp5Hp5i0eZIOr3dXX3roOqyzSNKEdno5o18BOHfbWlF02o4iWgMfMyDeXeJFv_aem_ztnPKSRmulAnU-BNuvlpRg

Choisir & lire : Les notes

« Inclassable, ce nouveau texte d’Antoine
Mouton déroule autour d’une réflexion critique sur le monde du
travail, des souvenirs, de son père en particulier, des choix de
vie entrevus au hasard de rencontres etc. »

Strophe, par Jean Legay

Dans un monde où tout s’accélère, Antoine Mouton choisit la lenteur, la résonance et l’incarnation. Poète sans préméditation, il inscrit son écriture dans le corps, dans l’oralité, et dans une conscience sociale qui refuse l’hermétisme. Sa poésie est un espace d’expérimentation, un lieu où les mots ne sont pas figés mais vibrent au rythme du réel.

Poète malgré lui

Antoine Mouton ne s’est jamais rêvé poète. « J’ai toujours écrit, sans me poser la question du genre », confie-t-il. Ce n’est qu’avec la parution de Au nord tes parents en 2004 qu’il réalise que son écriture est perçue comme poétique. « J’ai décidé de jouer le jeu », dit-il avec détachement. Un jeu qui, loin de la contrainte, lui permet d’explorer une poésie en mouvement, ancrée dans la spontanéité.

Loin d’une écriture rigoureusement structurée, ses textes naissent d’une nécessité, d’une urgence. « Ce que j’écris est souvent un geste spontané. Ce n’est que plus tard que cela prend une forme, un rythme, un souffle », explique-t-il. Cette approche instinctive le conduit à une poésie fluide, insoumise aux carcans traditionnels.

Le corps comme territoire poétique

Son rapport à la poésie a été profondément transformé par la découverte de l’oralité. Assister à des lectures publiques, notamment celles de Christine Angot et Edith Azam, a bouleversé sa perception de l’écriture. « J’ai compris que l’écriture n’était pas seulement une affaire de mots posés sur le papier. C’était une question de présence, de souffle, d’engagement physique », raconte-t-il.

Dès lors, la voix devient un élément central de son travail. Il refuse une langue désincarnée et célèbre l’impureté des accents, des inflexions, des rythmes corporels. « La langue n’est pas une abstraction. Elle vient du corps, de ses tensions, de ses rythmes », affirme-t-il. Cette sensibilité le rapproche d’un courant poétique contemporain où l’oralité reprend sa place, où la poésie ne se lit pas seulement, mais se vit.

Une écriture engagée

Antoine Mouton rejette l’idée d’une littérature neutre. Pour lui, toute écriture est politique, même lorsqu’elle feint de ne pas l’être. Son prochain livre, Nom d’un animal (voir encadré ci-dessous), témoigne de cette réflexion en abordant le rapport au travail et la manière dont il façonne les identités. « J’ai voulu explorer ce que signifie quitter le ‘travail’. Pas seulement un emploi, mais tout ce que ce mot charrie en termes d’identité, de rapport au monde », explique-t-il.

Son écriture se nourrit des rencontres, des échanges avec des travailleurs sociaux, des précaires, des militants. « La poésie peut être un outil de transmission, un lieu où se rejouent certaines luttes. Écrire, c’est interroger les mots qu’on nous impose et voir ce qu’on peut en faire autrement », ajoute-t-il.

Une poésie face aux défis du numérique

Si la poésie contemporaine connaît un regain d’intérêt, notamment grâce aux réseaux sociaux, Antoine Mouton reste méfiant face à la logique de mise en scène imposée par Instagram et TikTok. « Ces plateformes permettent de toucher un public plus large, mais elles imposent aussi des cadres rigides. La poésie a besoin de temps, de silence. On ne peut pas tout résumer en trente secondes », regrette-t-il.

Face à une société qui valorise l’instantanéité, il revendique une poésie qui ralentit, qui impose son propre tempo. « La littérature n’est pas là pour être séduisante à tout prix. Elle doit parfois déranger, questionner, ouvrir des brèches », insiste-t-il.

Un combat pour la transmission

Si le paysage poétique semble plus vivant que jamais, Antoine Mouton s’inquiète des menaces qui pèsent sur la transmission de cette littérature. Les coupes budgétaires fragilisent les festivals, les maisons d’édition indépendantes et les lieux de lecture. « Il y a un engouement réel pour la poésie aujourd’hui, mais si on ne soutient pas les structures qui la portent, tout cela peut s’effondrer », alerte-t-il.

Pour lui, la poésie est avant tout une manière de créer du lien, de partager une expérience collective. « Je n’écris pas seulement pour moi. Ce que je cherche, c’est une langue qui traverse, qui interpelle. Une poésie qui ne soit pas un objet figé, mais une matière vivante », conclut-il.

Avec Nom d’un animal, Antoine Mouton poursuit son exploration d’une poésie libre, hybride et ancrée dans le monde. Une voix qui, loin des salons feutrés, résonne dans la rue, dans les luttes, et dans la cadence des vies ordinaires.