Revue de presse

← Reus, 2066

Le Fictionaute, par Franck Brénugat

Auteur de plus de 150 traductions, dont celles des œuvres de Raymond Queneau, Delphine de Vigan ou encore Hervé Le Tellier, armé d’un double doctorat en littérature — en langue française — et en littérature comparée, premier membre espagnol de l’Oulipo en 2014, Pablo Martín Sánchez bénéficie de quelques lettres de noblesse à son actif. Lesquelles peuvent s’avérer précieuses pour notre affaire. Assurément. Le récit témoigne en ce sens d’une construction irréprochable et fait montre d’une réelle empathie à l’égard de ses protagonistes. Sa force tient dans cette aptitude justement à restituer les inquiétudes et joies éparses des uns et des autres. Une bien belle exécution qu’un Max Scheler n’aurait pas reniée, tant les pensées et sentiments de nos protagonistes s’avèrent nôtres, éloignée de tout solipsisme cartésien enfermant notre conscience dans une insularité appauvrissante. Nous saisissons au contact de cette petite communauté combien sa survie se montre des plus précaires, et combien le fragile équilibre peut être mis à mal au moindre imprévu. En cela, la forme narrative du journal se révèle des plus pertinentes et les chapitres s’enchaînent les uns à la suite des autres avec aisance.

Si le propre de tout journal est de s’autoriser quelques digressions de-ci de-là, comme aime à le rappeler notre diariste, force est de constater que ces dernières se montrent parfois un tantinet envahisssantes. Entre exercices de rééducation du gros orteil, large inventaire à la Prévert des souvenirs générationnels d’objets et produits perdus dans les limbes de l’histoire, entrées d’un Dictionnaire visuel d’anatomie, considérations techniques sur les arcanes de la typographie — fort instructives au demeurant —, ou encore embardées sur la poésie et la littérature espagnoles, nous saisissons mieux tout l’intérêt porté à cette bien salutaire mise en garde… A fortiori lorsque l’auteur émaille ses nombreuses digressions de schémas et autres dessins pour le moins singuliers… Si ces apartés ne viennent point trop phagocyter les quelques rebondissements de ce récit aux allures de roman post-apo, ils peuvent néanmoins se montrer redondants et sans réelle valeur ajoutée pour les habitués de ce registre science-fictif. Une aération que d’aucuns trouveront toutefois bienvenue, légitimée par le principe même du journal intime. Une ode à la lenteur, servie par une réflexion oulipienne sur le langage que d’aucuns apprécieront. Dont acte.

Sur le plan conceptuel, l’auteur nous livre un récit pour le moins dystopique, tant les quelques décennies nous séparant de cette année 2066 dépeignent une société ayant échoué à faire de notre humanité une humanité libérée de ses faiblesses. Un vingt-et-unième siècle horribilis, tristement digne de comparaison avec le précédent. Notre chère humanité future ne semble manifestement guère avoir tiré les leçons du passé, au regard des nombreux désordres qu’elle donne à voir. En témoignent, pêle-mêle : un conflit syrien dans les années vingt, une attaque aux armes chimiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis contre l’Inde en 2042, une Troisième Guerre mondiale en 2056, ou encore l’attentat bioterroriste du Stade de France — lequel provoqua la terrible épidémie du virus de Marburg emportant quelque trente millions d’Européens et provoquant trois années de guerre civile sur la péninsule ibérique, prémisses de notre récit. Tristes itérations d’une Histoire déjà vue et entendue…

Pablo Martín Sánchez semble manifestement avoir pris beaucoup de plaisir à écrire ce dernier opus. L’amour du verbe transpire à chaque chapitre — vérité d’évidence pour un auteur par ailleurs membre de l’Oulipo argueront certains. Avec Reus 2066, l’auteur complète le dernier volet de ses autobiographies fictives en campant notre sympathique cabochard, notre écrivain devant fêter ses 89 printemps en 2066. À supposer que les cieux de notre Histoire à venir se révèlent plus cléments que ceux de notre récit… S’il est vrai que l’exercice se montre toujours un brin périlleux pour un écrivain de littérature générale d’arpenter nos territoires plus ou moins codifiés, nous ne saurions bouder notre plaisir à l’idée justement de nous frotter à un écrivain aussi chevronné que notre hidalgo. Si le roman ne se montre pas le plus généreux qui soit dans sa dimension scénaristique et science-fictive, Reus, 2066n’en constitue pas moins un récit brillamment écrit et une formidable ode à l’esprit de résistance. Tout autant qu’une élégante porte d’entrée vers nos territoires pour les lecteurs étrangers à ces derniers. Le journal de notre cabochard mérite en cela toute notre attention.

Auteur de plus de 150 traductions, dont une collaboration pour les traductions de la monumentale Histoire des Indes de Bartolomé de las Casas et des Œuvres complètes de Christophe Colomb, Pablo Martín Sánchez bénéficie de quelques lettres de noblesse à son actif. Lesquelles peuvent s’avérer précieuses pour notre affaire. Assurément. Le récit témoigne en ce sens d’une construction irréprochable et fait montre d’une réelle empathie à l’égard de ses protagonistes. Sa force tient dans cette aptitude justement à restituer les inquiétudes et joies éparses des uns et des autres. Une bien belle exécution qu’un Max Scheler n’aurait pas reniée, tant les pensées et sentiments de nos protagonistes s’avèrent nôtres, éloignée de tout solipsisme cartésien enfermant notre conscience dans une insularité appauvrissante. Nous saisissons au contact de cette petite communauté combien sa survie se montre des plus précaires, et combien le fragile équilibre peut être mis à mal au moindre imprévu. En cela, la forme narrative du journal se révèle des plus pertinentes et les chapitres s’enchaînent les uns à la suite des autres avec aisance.

Si le propre de tout journal est de s’autoriser quelques digressions de-ci de-là, comme aime à le rappeler notre diariste, force est de constater que ces dernières se montrent parfois un tantinet envahisssantes. Entre exercices de rééducation du gros orteil, large inventaire à la Prévert des souvenirs générationnels d’objets et produits perdus dans les limbes de l’histoire, entrées d’un Dictionnaire visuel d’anatomie, considérations techniques sur les arcanes de la typographie — fort instructives au demeurant —, ou encore embardées sur la poésie et la littérature espagnoles, nous saisissons mieux tout l’intérêt porté à cette bien salutaire mise en garde… A fortiori lorsque l’auteur émaille ses nombreuses digressions de schémas et autres dessins pour le moins singuliers… Si ces apartés ne viennent point trop phagocyter les quelques rebondissements de ce récit aux allures de roman post-apo, ils peuvent néanmoins se montrer redondants et sans réelle valeur ajoutée pour les habitués de ce registre science-fictif. Une aération que d’aucuns trouveront toutefois bienvenue, légitimée par le principe même du journal intime. Une ode à la lenteur, servie par une réflexion oulipienne sur le langage que d’aucuns apprécieront. Dont acte.

Sur le plan conceptuel, l’auteur nous livre un récit pour le moins dystopique, tant les quelques décennies nous séparant de cette année 2066 dépeignent une société ayant échoué à faire de notre humanité une humanité libérée de ses faiblesses. Un vingt-et-unième siècle horribilis, tristement digne de comparaison avec le précédent. Notre chère humanité future ne semble manifestement guère avoir tiré les leçons du passé, au regard des nombreux désordres qu’elle donne à voir. En témoignent, pêle-mêle : un conflit syrien dans les années vingt, une attaque aux armes chimiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis contre l’Inde en 2042, une Troisième Guerre mondiale en 2056, ou encore l’attentat bioterroriste du Stade de France — lequel provoqua la terrible épidémie du virus de Marburg emportant quelque trente millions d’Européens et provoquant trois années de guerre civile sur la péninsule ibérique, prémisses de notre récit. Tristes itérations d’une Histoire déjà vue et entendue…

Pablo Martín Sánchez semble manifestement avoir pris beaucoup de plaisir à écrire ce dernier opus. L’amour du verbe transpire à chaque chapitre — vérité d’évidence pour un auteur par ailleurs membre de l’Oulipo argueront certains. Avec Reus 2066, l’auteur complète le dernier volet de ses autobiographies fictives en campant notre sympathique cabochard, notre écrivain devant fêter ses 89 printemps en 2066. À supposer que les cieux de notre Histoire à venir se révèlent plus cléments que ceux de notre récit… S’il est vrai que l’exercice se montre toujours un brin périlleux pour un écrivain de littérature générale d’arpenter nos territoires plus ou moins codifiés, nous ne saurions bouder notre plaisir à l’idée justement de nous frotter à un écrivain aussi chevronné que notre hidalgo. Si le roman ne se montre pas le plus généreux qui soit dans sa dimension scénaristique et science-fictive, Reus, 2066 n’en constitue pas moins un récit brillamment écrit et une formidable ode à l’esprit de résistance. Tout autant qu’une élégante porte d’entrée vers nos territoires pour les lecteurs étrangers à ces derniers. Le journal de notre cabochard mérite en cela toute notre attention.

L’Humanité : « 2066, l’année où il faudra évacuer l’espagne » par Alain Nicolas

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : Reus, 2066

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

La mémoire de l’avenir
Pablo Martín Sánchez en cabochard autofictif

Avec ce roman qui se projette dans un avenir pas si lointain, Pablo Martín Sánchez utilise la forme du journal pour anticiper ce que nous réservent les présents hoquets de la société. Une fable postapocalyptique classique, mais qui déploie une belle virtuosité littéraire.

Comme l’auteur, dont il partage le nom, le narrateur a 89 ans en 2066. Laissons-le se présenter : « je ne suis qu’un vieux radoteur qui vomit ses frustrations sur les feuilles blanches des livres oubliés d’une bibliothèque disparue d’un ancien asile d’aliénés d’une ville déserte d’un ancien pays dévasté ». De fait, Reus est maintenant quasi abandonnée. Le pacte transatlantique de la Honte a prévu l’évacuation complète de la péninsule Ibérique, afin d’en faire une « base militaire pour protéger l’Occident des barbares du Sud et de l’Orient ». À quelques semaines de la fin du moratoire qui permet aux rares récalcitrants de vivre encore au pays, le Pablo Martín Sánchez de 2066 entame donc un journal, confiné avec une douzaine de personnes dans l’ex-établissement hospitalier Pere Mata. Aura-t-il des lecteurs ?

En tout cas, ces pages griffonnées sur les feuilles glanées dans des ouvrages caducs invitent à vivre par procuration la deuxième partie du XXIe siècle dans le sud de la Catalogne. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’atmosphère n’y est pas à la fête. À la militarisation démesurée de l’Occident fait écho la violence des rares habitants restés dans la ville. Sans électricité ni communications — la Grande Panne est passée par là —, avec un stock de vivres et de médicaments limité, chacun fait de son mieux pour assurer sa survie. La petite communauté retranchée dans le Pere Mata représente ainsi une exception solidaire, quoique les jalousies ou les crises de folie ne tardent pas à en ébrécher l’harmonie. Le monde décrit par le narrateur (ou l’auteur, ou les deux, allez savoir) se rapproche des classiques fictions postapocalyptiques survivalistes, avec une opposition marquée entre les puissants et les petites gens, entre les citoyens du monde et celles et ceux qui restent attachés à leur coin de terre.

L’oulipien Sánchez apporte au genre une écriture foisonnante, où s’invitent des contraintes, des listes, des rêves. Dans un journal, rédige-t-il, « il suffit de se laisser porter par le courant irréfrénable de la vie quotidienne, même si les circonstances sont exceptionnelles ». C’est ainsi que la capture d’un lapin lui permet d’insérer une recette de cuisine en bonne et due forme, ou que la fabrication d’un xylophone appelle à lire une partition bancale, bientôt corrigée par une pensionnaire du Pere Mata. On trouvera aussi la reproduction d’une nouvelle de l’auteur publiée à la fin des années 2020. La littérature tient évidemment une place, de Durkheim à Borges en passant par Montale… ou le Catalan Gabriel Ferrater, Sánchez convoquant en filigrane les figures nées à Reus, tout comme lui. Autofiction anticipée, références multiples, humour teinté d’autodérision, le livre oppose à une société sclérosée et ultraviolente la culture humaniste de son narrateur presque nonagénaire.

Oulipo oblige, Reus, 2066 flirte aussi avec les mathématiques : un autre fil rouge du journal est le poème mnémotechnique que Pablo Martín Sánchez compose pour évoquer les décimales du nombre pi. La longue énumération apaise les souvenirs des malheurs qui ont frappé sa famille, car même si la vie quotidienne au Pere Mata n’est pas dénuée de tendresse, le vieux cabochard est parfois rattrapé par le passé. Cabochard ? C’est qu’il est bien décidé à rester jusqu’au bout dans sa cité natale. Malgré les survols de plus en plus fréquents d’héliautos, qui lâchent des tracts incitant à se rendre sur les derniers navires d’évacuation. Cet entêtement permet aux générations futures — et surtout présentes — de lire sa chronique, celle de l’advenue d’une société militarisée de la méfiance. Pablo Martín Sánchez, grâce à un traitement littéraire à la fois érudit et accessible, nous met en garde avec maestria.

Pablo Martín Sánchez, Reus, 2066, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éditions Zulma & La Contre Allée, 2024, 368 p., 23 €