Poesibao
Corinna Gepner, ‘Une forteresse de roseaux’
Poesibao a choisi pour ses lecteurs des extraits de deux livres très différents pour les étonnants échos qu’ils semblent recéler.
Avant-propos : J’ai toujours tenu l’anthologie permanente pour le cœur de mon travail autour de la poésie depuis ce premier engagement qui a consisté, il y a plus de 20 ans, à proposer un extrait de poésie contemporaine tous les jours, sans exception, sur un site aujourd’hui disparu. J’avais à l’époque tenu cet engagement sur 1000 jours comme je l’avais prévu. Lorsqu’il s’est agi de créer mon propre site, voué à l’actualité éditoriale de la poésie en 2004, le premier Poezibao (avec un Z !), j’ai d’emblée placé le principe d’une anthologiepermanente au cœur du projet. Je n’ai pas le calcul exact du nombre d’extraits publiés mais cela se chiffre à plusieurs milliers.
Aujourd’hui, expérience singulière qu’il m’a paru juste de traduire dans le contexte de l’anthologie. Sous la pluie battante de ce matin d’hiver, je commence à chercher dans mes piles de livre un texte pour cette anthologie du jour. J’ouvre successivement deux livres, un peu par hasard (hasart dirait Philippe Jaffeux). Et les deux textes me révèlent d’étranges échos même s’ils n’ont a priori que peu à voir.
Florence Trocmé
Voici donc l’incipit d’un livre de Corinna Gepner, « Une forteresse de roseaux »
La voix lasse, un peu fêlée, de Marcelline Delbecq lisant le texte qu’elle avait écrit sur le film Hôtel Monterey de Chantal Akerman a réveillé en moi le souvenir de mon arrivée à New York. C’était en 1989. j’étais déjà venue dans cette ville, en touriste. Cette fois, j’allais y vivre quelques mois, j’avais un poste d’enseignement à l’université de Columbia. Une petite chambre d’hôtel m’attendait, réservée par ma cousine mariée aux États-Unis, qui vivait dans l’État voisin du New Jersey. J’y suis demeurée peu de temps. Il ne m’en reste pas grand-chose, sinon une impression étouffante d’exiguïté, de laideur et de solitude. Matières synthétiques, plastique, linoléum, même les serviettes de bain avaient l’air artificielles. C’est là que, peu après mon arrivée, j’ai entendu un cri de femme monter de la rue – que je ne voyais pas de ma fenêtre dans les hauteurs -, un cri de terreur folle.
Nous étions en août et il faisait très chaud. Ma chambre semblait bouillir derrière la vitre. Le ciel était chauffé à blanc, des tours alentour les vitres aveuglantes étaient autant d’yeux tendus vers je ne sais quoi. Curieusement, ce cri m’a fait prendre conscience du silence qui régnait dans les lieux. J’aurais pu être complètement seule dans cet hôtel de passage. Du reste, je n’y ai rencontré personne. Il y avait, dans cet immeuble, tout en hauteur où, à partir d’un certain nombre d’étages, on perdait la rue, comme un effacement, du temps et de l’espace, Une concentration progressive, vers un point de chaleur, d’étroitesse et d’absence.
Le quitter, c’était emporté avec soit la brûlure d’un soleil, aveugle et impitoyable.
Dans quelle mesure le photographe devient-il, au moment où il photographie, ce qu’il voit ? Non, ce n’est pas tout à fait cela, j’essaie de comprendre ce qui se passe lorsque je photographie. Longtemps je me suis crue extérieure à mon objet, créant de la distance. Comme si, plus précisément encore, je savais ce que j’avais sous les yeux.
Que je ne le sais pas, j’ai fini par le comprendre. Que je fais moi-même partie de l’image, je l’ai compris aussi. Je ne suis pas devant, je suis dedans, ce qui veut dire que l’image est aussi ce qu’il y a à côté et, plus encore, parce qu’il s’agit là définitivement de ce que je ne vois pas, derrière.
Alors je reprends ma question initiale, en la modifiant légèrement : dans quelle mesure le photographe devient-il, au moment où il photographie, ce qu’il voit — ou ne voit pas ? La question me paraît mal posée, mais pour l’instant je ne peux faire mieux.
La photographie, miroir du réel, mais non.
Je repensais à un tableau de Soutine, La Marchande de journaux à Montparnasse, tout petit format, portrait qui cadre le visage de si près qu’une partie du chapeau est coupé sur les côtés. Coupée au sens propre : ce que Soutine a conservé d’une toile plus grande qui ne lui plaisait plus. Il y avait donc autre chose, des alentours. On peut regarder la toile sans le savoir, ni le soupçonner, et donc sans ressentir une absence. On peut la contempler dans la conscience de cette absence.
Corinna Gepner, Une forteresse de roseaux, Éditions La Contre-Allée, 2023, 18€
On peut en savoir plus sur ce livre et sur Corinna Gepner sur le site de l’éditeur.