Revue de presse

← Avec Bas Jan Ader

La Croix par Maryline Desbiolles

Dans une des salles bondées de l’exposition Caillebotte au Musée d’Orsay, une petite fille demande à sa mère si elle peut voir tous
les tableaux « sans lire ce qui est écrit ». Est-ce parce que je suis
l’exemple de la petite fille, ne lisant rien de ce qui est écrit, ou
(surtout) parce que les tableaux n’en finissent pas de me surprendre : ce qui me saute aux yeux, c’est combien la peinture de Caillebotte n’est pas cuite. Si elle est crue, je l’ignore, mais pas cuite, j’en suis sûre. L’exposition nous montre les hommes qu’il a peints, les hommes beaucoup plus que les femmes, semble-t-il. Lui-même, ses frères, les hommes au travail, dans la ville, affrontant la géométrie de
ponts métalliques, les hommes dans leurs costumes, les hommes
nus, on pourrait dire : à poil, tant ils ne cherchent pas à séduire, pas plus l’Homme au bain que l’Homme s’essuyant la jambe. Car si Caillebotte peint surtout des hommes, c’est peut-être que sur eux ne pèsent pas des siècles de représentations qui font les femmes forcément belles, érotisées, énigmatiques, parfois sublimes, poseuses en tout cas, qu’elles soient des Vierges à l’Enfant, des reines ou des bourgeoises. Un peu vite dit bien sûr, je marche sur des œufs. Pas les
hommes de Caillebotte qui sont des hommes point final. Émergeant pour l’éternité de la vie nouvelle qu’éclairent des projecteurs d’un cinéma qui n’existe pas encore. Les hommes de Caillebotte sont littéralement inqualifiables, des hommes sans qualités. Ils sont tout simplement debout, ils apparaissent, souvent de dos, simples premiers plans du paysage. Ou, en légère contre-plongée, plan rapproché, les mains solidement arrimées aux avirons, sourcils un peu froncés, bleu des yeux rivé sur l’eau, le rameur fait corps avec la rivière malgré le haut-de-forme. Les artistes performeurs ne sont pas toujours nus, mais à nu, oui. Est-ce Kafka qui a inventé le dispositif de la performance ? Dans la nouvelle Un artiste de la faim, le public vient voir au moins une fois par jour et même la nuit le champion de jeûne, enfermé dans une petite cage, hâve, en tricot noir, et les côtes saillantes. « Il avait par moments une courbette polie, il répondait aux questions avec un sourire forcé, il passait même le bras par la grille pour faite tâter sa maigreur ; mais d’autres fois il s’effondrait, se repliait complètement sur lui-même, ne s’inquiétait plus de personne et même pas de l’heure, si importante cependant, que pouvait sonner la pendule qui constituait tout le mobilier de sa cage. » Tout y est : l’étrangeté présentée comme allant de soi, l’humour à froid, le tragique, le corps mis à l’épreuve, entre numéro de cirque et martyre, de même l’attitude du jeûneur, tantôt exhibitionniste, tantôt sans complaisance aucune, bonne grâce de l’artiste de music-hall et radicalité solitaire de l’artiste tout court, l’importance du temps : le seul objet dont le jeûneur dispose dans sa cage est une horloge. L’artiste de la faim de Kafka pourrait être le contemporain de l’artiste néerlandais Bas Jan Ader (1942-1975) avec lequel Thomas Giraud a composé un beau livre, Avec Bas Jan Ader, publié en 2021
à La Contre Allée. Tellement «avec » que le roman (car c’en est un) tutoie l’artiste des chutes, chutes dérisoires mais minutieusement arrangées, documentées et filmées par Sue, la bien-aimée.
Broken Fall (geometric) où Bas Jan Ader tombe de sa hauteur après
s’être balancé de droite à gauche, Broken Fall (organic), de la branche d’un arbre, Fall 1, d’une chaise placée sur un toit, ou Fall 2,
dans un canal avec sa bicyclette. J’aime particulièrement All My Clothes où « c’est vers le haut qu’avec toi les choses sont tombées », tous ses habits jetés sur le toit et même une robe de Sue. Thomas Giraud y voit des souvenirs de la guerre, des vêtements emportés à la hâte par des juifs fuyant l’Allemagne et que cache le père, le pasteur Bastiann Ader, assassiné par les Allemands, dans un petit bois, derrière la maison. L’artiste des chutes disparaît dans l’Atlantique qu’il tente de traverser dans un minuscule bateau inapproprié, un Guppy de 3, 81 mètres, et Thomas Giraud accompagne fraternellement cette quête ultime à jamais non documentée.

Quant à elle, Ève, elle sort du brouillard des forêts, en ce matin du mois de novembre à Autun. Elle s’extrait du brouillard comme du calcaire blanc, du calcaire doux dans lequel elle fut taillée au XIIe siècle. Depuis lors, elle tend la main dans son dos pour attraper une grenade. Depuis lors, elle attrape une grenade comme en passant. On pourrait dire aussi : comme en nageant ou comme en dormant. Nue, indifférente à l’effet que sa nudité ne manque pas de produire, le visage tourné de trois quarts, regardant aveuglément ce qui est en face d’elle, nous, aujourd’hui, qu’elle traverse, nous extrayant du même coup de nous-mêmes. Ève est Ève et seulement Ève.

Diacritik : « Les Mains dans les poches : Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader » par Christine Marcandier

Depuis Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes (2016), La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank (2018) et Le bruit des tuiles (2019), Thomas Giraud s’attache à saisir des vies étonnantes, pensées comme des œuvres et doublement placées sous le signe d’une figure — un homme, un rapport à l’espace. Avec Bas Jan Ader, qui paraît en poche, vient à la fois parachever et déployer l’entreprise romanesque générale : à travers l’artiste hollandais, c’est une poétique de l’apparition/disparition qui trouve chair et forme, une poétique de la chute comme « état d’être au monde » (René Char).

L’existence de Bas Jan Ader est brève (1942-1975) et peu documentée. Elle échappe et pour cette raison a fasciné Thomas Giraud qui, avec cette quatrième vie, explore une nouvelle fois un peut-être, ces biographies potentielles qui tirent leur puissance non d’être des archives minutieuses ou des reconstitutions documentaires mais bien de leur exploration des blancs, des tremblés, des lignes de fuite. Le « tu » du livre est autant celui de l’adresse de Thomas Giraud à un autre lui-même, manière d’être avec lui, que le « tu » de ce qui a été effacé, est demeuré à la verticale d’un océan et refait surface dans la prose (dis)continue de ce récit.

Bas Jan Ader est sans doute, dès le début, un artiste dans sa solitude rebelle et orgueilleuse, son isolement — « tu ne sais pas tout à fait comment t’y prendre pour avoir l’air commun ou, au contraire, hors des limites ». C’est ce centre que cherche à son tout Thomas Giraud, imaginant son personnage en pleine traversée de l’Atlantique sur son Guppy 13, pas même un bateau mais une coquille de noix bourrée comme un œuf, cadre de sa performance In Search of the Miraculous, chronique d’une mort annoncée, d’une existence conçue comme chute. C’est le pourquoi de cette figure, véritable ligne de vie, qu’interroge Thomas Giraud, ce « Et si je meurs, je mourrai sans mourir ». Pour Bas Jan Ader, il faut se jeter à corps perdu. « À l’eau, dans le vide, peu importe, mais se jeter sinon on finirait par s’habituer à tout de soi-même ».

C’est en perdant qu’on se trouve, comme on retrouve la note Juste, celle de son père Bastiaan Jan Ader, mort quand son fils avait deux ans, fusillé par les nazis pour avoir caché des juifs, les avoir aidés à fuir. « Quelqu’un est tombé, qui était grand ». Est-ce la chute inaugurale, le corps du père abattu sous les balles, que de performance en projet artistique, le fils tentera d’approcher, célébration d’un héros si loin si proche ? Puisque chacun raconte et embellit de nouveaux détails la légende du père, pourquoi ne pas tenter de la faire sienne, même s’il ne reste aucun souvenir, juste quelques anecdotes familiales et le début d’un prénom que l’on porte après lui — c’est vrai et « c’est aussi très irréel même si le propre de la réalité est de paraître irréelle ».

Comment dès lors trouver sa place, faire autrement que lui alors que son propre corps reproduit des gestes, des mimiques, cette filiation de la chair ? D’abord quitter le village du père pour ne plus être le « fils de », arrêter « de dessiner pour ne faire que gommer » — geste artistique têtu, quête existentielle — et finalement prendre la mer, même si c’est aussi le goût du père « pour les horizons que l’on repousse doucement ». « Est-ce que tu as envisagé de semer le fantôme sur cet océan sans repères, toi, dissimulé sur ton tout petit Ocean Wave, aiguille dans une meule de foin ? »

Bas Jan Ader pourrait sembler être l’auteur de performances saugrenues, l’artiste voulant « oser ce que les téméraires évitent », celui qui tente d’unir héroïsme et pitrerie, préparation maniaque et fulgurance, « la radicalité du geste et son idiotie ». En lisant le si beau et singulier livre de Thomas Giraud, on pense aux Envolés d’Etienne Kern, comme à Jean-Yves Jouannais qui, dans Idiotie justement, mentionne Bas Jan Ader parmi « les expérimentateurs qui semblent se foutre de tout, des photos sans qualité, des œuvres sans prétention apparente ». C’est cette surface que sonde et questionne Thomas Giraud, dans une prose itérative et fulgurante comme les chutes de sa figure centrale, faisant retour à cette ultime performance, à cette image du bateau à la verticale dans l’océan, image dont le livre naît, image à laquelle toutes les performances et expériences antérieures conduisent, image à la fois logique et inexplicable, inconnue au sens mathématique du terme.

https://diacritik.com/2023/12/08/les-mains-dans-les-poches-thomas-giraud-avec-bas-jan-ader__trashed/?fbclid=IwAR1ozpl4lHwkTI3DHz6zZ2I6VoAWeW86fsE1qwbz6AgL3K_D3AAyrxbXHsQ

Le Journal de la Haute-Marne

Un dernier livre avant la fin du monde

De livre en livre, Thomas Giraud dévoile les vies de personnalités habitant différemment la vie. L’écrivain y cherche une spécificité, l’espace pour y accoler ses phrases subtiles. Si on lit Thomas Giraud depuis 2016, on peut se dire que chaque roman touche au plus sensible de la présence des êtres. De l’enfance d’Élisée Reclus à l’utopie échouée de Victor Considerant en passant par le silence de Jackson C. Frank, il creuse et interroge des êtres n’ayant pas forcément réussi une immortalité glorieuse. Avec Bas Jan Ader sortie en 2021, éclaire le plus la propre quête littéraire de Thomas Giraud : questionner dans une vie ce qui produit une présence, ce qui est la sève de l’existence, ce « pourquoi » qui laisse parfois sur le carreau ou transporte jusqu’à l’ultime disparition. La lecture d’Avec Bas Jan Ader confirmera la subtilité exacerbée de l’écrivain, qui n’a jamais autant approché l’équilibre ultime entre ses mots et la vie du personnage évoqué.

Bas Jan Ader aura donc eu une vie attachée aux fantômes. Son travail artistique est une suite de recherche pour sonder sa propre existence. L’artiste cherchait dans ses chutes bien plus que du sensationnalisme ou du gag, il guettait ce qui produisait ce balancement entre la présence et la disparition. En s’attachant au fil des pages à décrire la disparition de Bas Jan Ader, Thomas Giraud creuse une relation particulière avec cette figure. Elle en devient même une abstraction où les mots de l’écrivain épousent parfaitement cette fuite d’un être rattaché au fantôme du père. Cette ultime œuvre de l’artiste néerlandais ne sera jamais achevée, la traversée de l’Atlantique dans un petit bateau nommé Ocean Wavelui coûtera la vie. Thomas Giraud décrit la vie de l’artiste avec la justesse comme une certaine prudence pour faire de Bas Jan Ader un écho à ce que l’écrivain a toujours guetté chez l’autre.

Thomas Giraud semble plus que jamais relié à l’être qu’il décrit. Le simple fait que la narration se fait par le tutoiement de son personnage, mais aussi l’apparition inédite du « je » incite à penser que ce livre n’est pas simplement la suite des portraits proposés depuis 2016. Bas Jan Ader chez Thomas Giraud est bien plus qu’un simple artiste contemporain que certain-e connaisse et admire, mais qui reste une figure méconnue du grand public. Plus que jamais, il n’est absolument pas utile de connaître Bas Jan Ader pour lire ce livre ou même de croire en son existence. L’essentiel de ce roman consiste justement à laisser transparaître chez ce personnage l’idée même d’une présence fugace où l’existence est hantée par des fantômes. Le livre peut aussi se voir comme l’histoire d’un ou de plusieurs fantômes. Le Bas Jan Ader de Thomas Giraud est cette figure longiligne où la présence signale aussi bien une absence qu’une fuite.

France Culture

https://www.franceculture.fr/emissions/l-art-est-la-matiere/bas-jan-ader-artiste-hollandais-1942-1975

Bas Jan Ader peut être résumé par sa quête qui pris de nombreuses formes sous un intitulé devenu mythique «  In search of miraculous » (A la recherche du miraculeux…)

Thomas Giraud écrivain vient de publier aux éditions de la contre allée une conversation imaginaire avec l’artiste. Une conversation c’est trop dire car l’artiste ne lui répond jamais. Disons plutôt une adresse ou il l’entretient de sa vie de ses performances et l’accompagne littérairement sur son petit bateau ocean waves  jusqu’au naufrage… Une des seules fois dit l’auteur : « où avec toi c’est vers le haut que les choses sont tombées »

Cultures sauvages

Cultures sauvages

« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud, une chute poétique, un art narré, aux éditions La contre allée

Ceci est un roman sur un artiste qui a vécu, dont le titre est le nom, un artiste conceptuel néerlandais, fasciné par les chutes et marqué par l’absence de son père, un artiste de performance néerlandais qui laissa après lui une œuvre fulgurante constituée essentiellement de photos et de petits films, une fiction poétique sur chute considérée comme un des beaux-arts.

Ce roman est paru l’été dernier et les critiques enthousiastes ont défilé, en nombre…. Un enthousiasme bien sûr partagé par Cultures sauvages qui aime réellement intensément les arts, contemporains ou non, sauvages, ou pas !

Un roman épique, d’aventure, outre atlantique, psycho-biographiques, mythologique ?

Prenons le large et le court à la fois, prenons la tangente et le plaisir,  prenons le temps de le lire, maintenant que la rentrée littéraire est passée, profitons de la douce marée descendante et apaisée, et découvrons page après page, lentement, très lentement, si on peut, ce très beau, empathisant et émouvant portrait.

Être ou avoir été : ce livre et l’artiste qui y est raconté

Bas Jan Ader (1942-1975) est un artiste de performance. Son existence de est brève et peu documentée.

Bas Jan Ader est surtout connu pour sa série intitulée Suspended Between Laughter and Tears, une série de photographies monochromes dans lesquelles il se met lui-même en scène, parfois souriant, parfois en larmes.

Bas Jan Ader disparaît en mer à l’âge de trente-trois ans. Cette disparition donne lieu à toutes sortes de spéculations. Comme si Icare avait chuté dans sa quête solitaire d’atteindre l’impossible.

C’est peut-être la raison première de ce livre : une fascination pour le non dit, donc le non su, une tentative de reconstituer sur des suppositions l’existence de cet homme à la destinée écourtée.

Un puits de peut-être, un ouvroir de littérature biographique poétique potentielle (un OuLiBioPoPo ?)

Une chute comme fascination et trajectoire

Bas a deux ans quand son père, le pasteur Bastiaan Ader, meurt en héros foudroyé dans la forêt. La chute a été lente, mais Bas était bien trop jeune pour la saisir. Sa mère écrira un livre en hommage à son mari, ce héros. Mais cette chute continuera à hanter le parcours de Bas.

Il  inscrit son art dans la chute, la recherche du centre de gravité, de l’équilibre. Sue, sa femme le filme tombant d’une chaise, d’un toit ou d’un vélo lancé dans le canal d’Amsterdam.

Retrouvez l’intégralité de l’article source en cliquant ici

France Culture – Par les temps qui courent

France Culture – Par les temps qui courent

Ce sont deux histoires qui se mêlent, l’une suspendue avant la chute, l’autre avant la disparition de Bas Jan Ader. Deux histoires pourtant dans le même bateau, celui de l’artiste, parti vers sa dernière performance : une traversée de l’Atlantique en 60 jours. Bas Jan Ader disparaît dans le voyage, sa coquille de noix rentre seule, repêchée au large de la mer d’Irlande. On dit pourtant des artistes qu’ils ne meurent pas, que leur œuvre les rend immortels. Jusqu’ici, il ne restait du performeur que des photos, des films de ses chutes, chorégraphies poétiques du sursis qu’il s’était octroyées face à la marche du monde. Mais, voilà que l’écrivain Thomas Giraud a décidé de le ressusciter tout à fait, et d’en faire le héros de son 4e roman. Avec Bas Jan Ader est une ode à la courte vie de l’artiste à jamais suspendu, toujours en quête d’un miracle.

L’inventoire

« Tu étais seul, tu as toujours été seul. » Et nous savons d’emblée pourquoi.
Thomas Giraud, dans son dernier livre publié à La Contre Allée, nous plonge grâce à son écriture fine et sensible dans les abimes d’une recherche absolue. Nous sommes pris dans les filets d’un langage dont la précision minutieuse se veut au plus près du personnage, l’auteur nous décrit les arcanes de l’intention puis de l’action : saisir l’insaisissable.

Extrait

« Certaines de tes idées passeraient facilement pour saugrenues. Si la pensée ne dépassait pas la réalisation ou même n’avait tout simplement pas besoin de réalisation, ça irait mais, justement, tu ne tiens pas à être un artiste de papier. Alors tu restes torse nu en plein vent l’hiver devant la fenêtre pour décrire le froid et ce que minute après minute il te fait ; tu écris des phrases qui doivent être décisives sur les murs, qu’on les comprenne ou pas, tu t’en moques ; tu imagines te faire filmer en train de pleurer, grave, effondré, ruisselant. C’est assez doloriste, comme s’il fallait faire payer ton corps d’une manière ou d’une autre, alors même qu’avec tes airs de dandy l’ironie et le détachement prévalent. »

Bas Jan a disparu à 33 ans au cours d’une traversée solitaire de l’Atlantique sur un voilier de 3,81 m. Bastiaan, c’était le nom du père, Bas Jan, le nom du fils (même prononciation à une lettre près). Artiste hollandais, il s’essaie à d’improbables performances. Une quête, une recherche qui conduit à la chute. Ou bien la chute a-t-elle imposée la quête ?

Au-delà des mécanismes intellectuels, c’est la pensée en mouvement éprouvée, déconstruite, dans un cheminement simple témoignant de l’expérience. Du conditionnel, des suppositions affirmées avec une assertion déconcertante, Thomas Giraud accompagne discrètement, pudiquement et fraternellement cet artiste au plus juste de ses convictions, de son désir de démonstration. De la représentation conceptuelle à la sensation éprouvée du corps. Et tels les mots soufflés par l’auteur, les bribes de phrases, des bouts de souvenirs font la somme qui fabrique l’histoire.

Une langue propre à nous rendre l’observation, la mesure du geste, la profondeur ou la légèreté, la singularité de l’action mûrie.

Ineptie et raisonnement nous transportent dans un déséquilibre subtilement discerné avec beaucoup d’empathie, d’affection. Une analyse juste et fine suscitant l’émotion.

Nous retrouvons Thomas Giraud dans cette construction de destins hors du commun. Il publie à La Contre Allée. Rappelons ses précédents livres remarqués. Son écriture nous donne à voir l’inventeur de la géographie nouvelle, anarchiste, végétarien, Élisée Reclus, avant les ruisseaux et les montagnes (2016) ; le parcours d’un musicien talentueux, prometteur, qui ne s’est essayé qu’à un seul album, La Ballade de Jackson C. Frank (2018) ; le destin de Victor Considerant, économiste polytechnicien, disciple de Fourier avec le projet de créer une communauté phalanstérienne au Texas, Le Bruit des tuiles (2019).

Article source ici

Encres Vagabondes

Faut-il connaître Bas Jan Ader pour lire le dernier livre de Thomas Giraud ? Absolument pas. On peut même dire qu’il est souhaitable de ne pas le connaître pour mieux le découvrir grâce à l’auteur qui, lui, évidemment, le connaît sur le bout des doigts.
Le titre est d’ailleurs bien choisi. Avec Bas Jan Ader. C’est bien « avec » en effet que Thomas Giraud passe le clair de ses pages et il a le talent de nous y faire totalement participer. Nous aussi, les lecteurs, allons vivre aux côtés de Bas (on se prend à l’appeler par son prénom, diminutif de Bastiaan, ce qui n’est pas rien on y reviendra). Oui, lisant Thomas Giraud, on est invité à être avec.
Bas était un homme de chutes. Un artiste de performances, un photographe, un cinéaste. C’était surtout un être marqué par un fantôme : son père Bastiaan, Bastiaan comme Bas en plus petit, mort en ayant aidé des Juifs à s’échapper durant la Seconde Guerre mondiale. Bas Jan Ader avait deux ans à sa mort et toute son enfance a été marquée par l’héroïsme de ce père, que sa famille vénérait tant et plus. Comment être à la hauteur d’un héros mort ? Le fils a dû grandir avec cette question, cherchant sa propre place sans la trouver ailleurs semble-t-il que dans la chute.
C’est en tout cas ce que l’on comprend au fil du livre et on ne peut en douter tant Thomas Giraud a une sensible et profonde acuité. Ici, il faut bien sûr parler d’écriture. Car si Bas Jan Ader se met à exister devant nous, c’est parce que l’auteur donne à chacune de ses phrases une parfaite rigueur. On est entre poésie, philosophie, narration existentialiste. On est dans une écriture où chaque mot est délicatement pesé, un peu comme si Thomas Giraud avait voulu créer l’équilibre qui manquait à l’homme de la chute.
Car pourquoi, pourquoi bon sang vouloir chuter ? Pourquoi y consacrer sa vie ? Pourquoi s’embarquer sur un bateau de même pas quatre mètres pour traverser l’Atlantique ? Pourquoi se mettre et se remettre en danger ? Que voulait donc nous dire Bas Jan Ader ?
Il y avait de quoi y consacrer des pages mais il fallait que ces pages aient pour ainsi dire de l’altitude ; qu’elles nous fassent prendre conscience que la chute est peut-être le propre de nos existences, que nous aussi, vivants, nous ne faisons que chuter sans le savoir ou le vouloir. Bas Jan Ader devient alors un peu (de) chacun de nous.
Avec. C’est donc bien avec lui que l’on chemine dans ce texte sublime. On ferme ensuite le livre en voulant voir. Et il faut le faire : aller voir les vidéos de Bas Jan Ader, qui tombe pour nous apprendre peut-être, sans doute, à tenir debout

Article source ici

En attendant Nadeau

En attendant Nadeau

Au premier abord, Avec Bas Jan Ader peut paraître à l’opposé du roman précédent, et pourtant Sabrina Calvo et Thomas Giraud partagent le même souci d’une écriture vive, au plus près du sujet. Dans le cas du deuxième, cela se traduit par une langue qui, dans la continuité des précédents livres de l’auteur, La ballade silencieuse de Jackson C. Frank et Le bruit des tuiles, tend superbement à l’épure.

Bas Jan Ader fut un artiste conceptuel minimaliste néerlandais dont la figure favorite, répétée dans de nombreuses photos et vidéos, était la chute. Le roman de Thomas Giraud imagine, à partir du peu d’éléments connus, et en s’y limitant strictement, ce qui put l’amener à ce choix. En 1975, à trente-trois ans, Bas Jan Ader entreprit la deuxième étape d’une performance : après une marche de nuit dans Los Angeles, la traversée de l’Atlantique. Pour cela, il choisit un bateau de 3,81 m, qu’il jugeait lui-même « inapproprié pour une telle traversée ». 3,81 m, c’est à peine la longueur d’une petite pièce. Sur les photos avant le départ, l’artiste paraît déborder de son embarcation, prête à se renverser sous lui. Le manque de place ou une autre raison l’ayant empêché d’emporter tout moyen de communication ou d’enregistrement, on ne sait rien de son voyage. Plusieurs mois plus tard, son bateau fut retrouvé au large de l’Irlande, vide, à l’exception d’une boîte contenant ses papiers d’identité.

Avec Bas Jan Ader insiste sur la façon dont la vie et l’œuvre de l’artiste sont marquées par la disparition, l’effacement – il le représente aux Beaux-Arts trouvant sa voie en gommant inlassablement une feuille blanche. Pour cerner un personnage énigmatique, à la biographie si évasive, l’auteur choisit la forme d’un dialogue sans réponse, s’adressant à lui à la deuxième personne, moyen de se tenir au plus près de lui, d’approcher l’intime, puisque c’est ce qui est en jeu : partager l’inexplicable.

Thomas Giraud ne cherche pas à remplir les blancs d’un personnage fuyant, il montre au contraire les creux entre les événements. Il relie l’attrait de Bas Jan pour la chute, l’évanouissement, à la mort de son père, exécuté par les nazis pour avoir caché des juifs, mais il évite la psychologie. Il s’agit de rendre sensibles des fragments, des tendances, des attirances. Comme l’artiste cherchait à capter par la photographie ou le film le « moment où l’on perd pied », le romancier essaie de l’écrire en gommant, en dépouillant jusqu’à atteindre l’essentiel.

Qu’est-ce qui a poussé Bas Jan Ader dans sa folle tentative ? L’espoir d’un miracle, comme le sous-entend l’intitulé de la performance, In search of the miraculous ? Ou la volonté de se perdre ? Celle d’aller au bout de sa démarche en terminant par une chute majuscule, une vraie disparition ? Nous ne pouvons pas le savoir. Thomas Giraud fait la part de l’inconnaissable et pourtant du commun chez l’autre. Grâce à une écriture précise et sensible, une écriture de l’humilité, dépouillée jusqu’au murmure, il parvient à cerner par l’empathie ce que l’expérience a d’universel, à faire de Bas Jan Ader un frère : « celui qui chute et celui qui pleure […] c’est toi et c’est tout le monde en même temps, tous ceux qui tombent, tous ceux qui pleurent ». Rarement un roman aura été aussi minimaliste pour établir un lien inespéré entre l’auteur, le personnage et le lecteur par la délicatesse d’une langue.

Jeremie Brugidou écrit le passage et le changement, Sabrina Calvo l’élan et l’espoir, Thomas Giraud la disparition et l’art conceptuel, mais chacun trouve une écriture et une forme pour les articuler à la circulation, à l’échange, à l’attention aux autres, animaux et plantes, femmes et enfants, ou à un homme solitaire qui pourrait être chacun d’entre nous et qu’il ne faut pas laisser dans le néant de l’incompréhensible.

Article source ici

Le Temps

Le Temps

Que cherchait Bas Jan Ader, artiste conceptuel disparu en mer en 1975?
Un petit bateau perdu est repéré entre la côte Est des Etats-Unis et l’Irlande, plongeant à la verticale. Le corps du navigateur solitaire ne sera jamais retrouvé. Son nom: Bas Jan Ader. Cette traversée, en 1975, fait partie d’une performance intitulée In Search of the Miraculous. Quel miracle l’artiste conceptuel recherchait-il? Il avait 33 ans. De son œuvre restent des photos et de brèves vidéos. On l’y voit errer de nuit dans les rues de Los Angeles, pleurer ou rire tel un clown triste et surtout, chuter – d’un toit, ou d’un arbre, grand corps dégingandé, comme terrassé, ou encore dans un canal, à vélo.

ÉCHECS FLAMBOYANTS
Le roman précédent de Thomas Giraud, Le bruit des tuiles qui tombent, en 2019, évoquait l’échec de l’utopie américaine du fouriériste Victor Considerant. Le doute, le vacillement, l’effondrement fascinent Giraud, qu’il suive un bluesman sinistré (La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank, 2018) ou les hésitations du géographe Elisée Reclus (Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes, 2016). En quatre romans, il a développé une approche à la fois documentaire et empathique qui lui permet de cerner la vérité de ses personnages en comblant avec finesse les vides de leurs vies accidentées.
Pourquoi Bas Jan Ader a-t-il choisi de tomber? En exergue, une citation de René Char pourrait l’éclairer: «Nous tombons. Je
vous écris en cours de chute. C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde.» Pour approcher le mystère de l’artiste, Thomas Giraud s’adresse directement à lui: «Tu étais seul. Tu as toujours été seul.» Les journées d’isolement sur cet esquif inapproprié alternent avec des flash-back sur l’enfance et les années d’apprentissage. Bas Jan Ader est né en 1942. Il a deux ans quand son père, pasteur et résistant hollandais, est fusillé en héros. De quel poids cet héritage a-t-il pesé sur l’enfant puis sur l’artiste qu’il est devenu?
A partir de bribes enchaînées dans le désordre chronologique, le récit reconstruit à coups de questions le chemin accidenté qui aboutit à ce fétu sur l’océan. Que faisait Bas Jan Ader tout seul sur son esquif, à quoi rêvait-il, a-t-il choisi de disparaître dans cette œuvre ultime? De quoi est constituée une vie qui a toujours cherché à s’effacer tout en se constituant comme sujet principal?

SOUVENIRS DE GUERRE
A l’Ecole des beaux-arts déjà, Bas Jan Ader s’exerçait à gommer ses dessins. Plus tard, avec son épouse Sue qui le suit et le filme, on le voit disparaître dans un bosquet, dans l’eau d’un canal, dans la nuit. Un jour, ce sont tous ses habits qu’il suspend sur le toit, et parmi eux, légère, une robe de Sue. «Il doit y avoir des souvenirs de guerre dans tout ça», suggère Giraud qui se garde toutefois, malgré ses libertés de romancier, de développer une psychologie hasardeuse. Avec Bas Jan Ader dessine la silhouette d’un homme qu’on a mis très jeune dans les habits trop grands d’un père dont il porte le prénom, un artiste de ces années 1970 quand l’art aussi envisage son propre effacement.

Ouest France