La Croix par Maryline Desbiolles
Dans une des salles bondées de l’exposition Caillebotte au Musée d’Orsay, une petite fille demande à sa mère si elle peut voir tous
les tableaux « sans lire ce qui est écrit ». Est-ce parce que je suis
l’exemple de la petite fille, ne lisant rien de ce qui est écrit, ou
(surtout) parce que les tableaux n’en finissent pas de me surprendre : ce qui me saute aux yeux, c’est combien la peinture de Caillebotte n’est pas cuite. Si elle est crue, je l’ignore, mais pas cuite, j’en suis sûre. L’exposition nous montre les hommes qu’il a peints, les hommes beaucoup plus que les femmes, semble-t-il. Lui-même, ses frères, les hommes au travail, dans la ville, affrontant la géométrie de
ponts métalliques, les hommes dans leurs costumes, les hommes
nus, on pourrait dire : à poil, tant ils ne cherchent pas à séduire, pas plus l’Homme au bain que l’Homme s’essuyant la jambe. Car si Caillebotte peint surtout des hommes, c’est peut-être que sur eux ne pèsent pas des siècles de représentations qui font les femmes forcément belles, érotisées, énigmatiques, parfois sublimes, poseuses en tout cas, qu’elles soient des Vierges à l’Enfant, des reines ou des bourgeoises. Un peu vite dit bien sûr, je marche sur des œufs. Pas les
hommes de Caillebotte qui sont des hommes point final. Émergeant pour l’éternité de la vie nouvelle qu’éclairent des projecteurs d’un cinéma qui n’existe pas encore. Les hommes de Caillebotte sont littéralement inqualifiables, des hommes sans qualités. Ils sont tout simplement debout, ils apparaissent, souvent de dos, simples premiers plans du paysage. Ou, en légère contre-plongée, plan rapproché, les mains solidement arrimées aux avirons, sourcils un peu froncés, bleu des yeux rivé sur l’eau, le rameur fait corps avec la rivière malgré le haut-de-forme. Les artistes performeurs ne sont pas toujours nus, mais à nu, oui. Est-ce Kafka qui a inventé le dispositif de la performance ? Dans la nouvelle Un artiste de la faim, le public vient voir au moins une fois par jour et même la nuit le champion de jeûne, enfermé dans une petite cage, hâve, en tricot noir, et les côtes saillantes. « Il avait par moments une courbette polie, il répondait aux questions avec un sourire forcé, il passait même le bras par la grille pour faite tâter sa maigreur ; mais d’autres fois il s’effondrait, se repliait complètement sur lui-même, ne s’inquiétait plus de personne et même pas de l’heure, si importante cependant, que pouvait sonner la pendule qui constituait tout le mobilier de sa cage. » Tout y est : l’étrangeté présentée comme allant de soi, l’humour à froid, le tragique, le corps mis à l’épreuve, entre numéro de cirque et martyre, de même l’attitude du jeûneur, tantôt exhibitionniste, tantôt sans complaisance aucune, bonne grâce de l’artiste de music-hall et radicalité solitaire de l’artiste tout court, l’importance du temps : le seul objet dont le jeûneur dispose dans sa cage est une horloge. L’artiste de la faim de Kafka pourrait être le contemporain de l’artiste néerlandais Bas Jan Ader (1942-1975) avec lequel Thomas Giraud a composé un beau livre, Avec Bas Jan Ader, publié en 2021
à La Contre Allée. Tellement «avec » que le roman (car c’en est un) tutoie l’artiste des chutes, chutes dérisoires mais minutieusement arrangées, documentées et filmées par Sue, la bien-aimée.
Broken Fall (geometric) où Bas Jan Ader tombe de sa hauteur après
s’être balancé de droite à gauche, Broken Fall (organic), de la branche d’un arbre, Fall 1, d’une chaise placée sur un toit, ou Fall 2,
dans un canal avec sa bicyclette. J’aime particulièrement All My Clothes où « c’est vers le haut qu’avec toi les choses sont tombées », tous ses habits jetés sur le toit et même une robe de Sue. Thomas Giraud y voit des souvenirs de la guerre, des vêtements emportés à la hâte par des juifs fuyant l’Allemagne et que cache le père, le pasteur Bastiann Ader, assassiné par les Allemands, dans un petit bois, derrière la maison. L’artiste des chutes disparaît dans l’Atlantique qu’il tente de traverser dans un minuscule bateau inapproprié, un Guppy de 3, 81 mètres, et Thomas Giraud accompagne fraternellement cette quête ultime à jamais non documentée.
Quant à elle, Ève, elle sort du brouillard des forêts, en ce matin du mois de novembre à Autun. Elle s’extrait du brouillard comme du calcaire blanc, du calcaire doux dans lequel elle fut taillée au XIIe siècle. Depuis lors, elle tend la main dans son dos pour attraper une grenade. Depuis lors, elle attrape une grenade comme en passant. On pourrait dire aussi : comme en nageant ou comme en dormant. Nue, indifférente à l’effet que sa nudité ne manque pas de produire, le visage tourné de trois quarts, regardant aveuglément ce qui est en face d’elle, nous, aujourd’hui, qu’elle traverse, nous extrayant du même coup de nous-mêmes. Ève est Ève et seulement Ève.