Diacritik : « Les Mains dans les poches : Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader » par Christine Marcandier
Depuis Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes (2016), La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank (2018) et Le bruit des tuiles (2019), Thomas Giraud s’attache à saisir des vies étonnantes, pensées comme des œuvres et doublement placées sous le signe d’une figure — un homme, un rapport à l’espace. Avec Bas Jan Ader, qui paraît en poche, vient à la fois parachever et déployer l’entreprise romanesque générale : à travers l’artiste hollandais, c’est une poétique de l’apparition/disparition qui trouve chair et forme, une poétique de la chute comme « état d’être au monde » (René Char).
L’existence de Bas Jan Ader est brève (1942-1975) et peu documentée. Elle échappe et pour cette raison a fasciné Thomas Giraud qui, avec cette quatrième vie, explore une nouvelle fois un peut-être, ces biographies potentielles qui tirent leur puissance non d’être des archives minutieuses ou des reconstitutions documentaires mais bien de leur exploration des blancs, des tremblés, des lignes de fuite. Le « tu » du livre est autant celui de l’adresse de Thomas Giraud à un autre lui-même, manière d’être avec lui, que le « tu » de ce qui a été effacé, est demeuré à la verticale d’un océan et refait surface dans la prose (dis)continue de ce récit.
Bas Jan Ader est sans doute, dès le début, un artiste dans sa solitude rebelle et orgueilleuse, son isolement — « tu ne sais pas tout à fait comment t’y prendre pour avoir l’air commun ou, au contraire, hors des limites ». C’est ce centre que cherche à son tout Thomas Giraud, imaginant son personnage en pleine traversée de l’Atlantique sur son Guppy 13, pas même un bateau mais une coquille de noix bourrée comme un œuf, cadre de sa performance In Search of the Miraculous, chronique d’une mort annoncée, d’une existence conçue comme chute. C’est le pourquoi de cette figure, véritable ligne de vie, qu’interroge Thomas Giraud, ce « Et si je meurs, je mourrai sans mourir ». Pour Bas Jan Ader, il faut se jeter à corps perdu. « À l’eau, dans le vide, peu importe, mais se jeter sinon on finirait par s’habituer à tout de soi-même ».
C’est en perdant qu’on se trouve, comme on retrouve la note Juste, celle de son père Bastiaan Jan Ader, mort quand son fils avait deux ans, fusillé par les nazis pour avoir caché des juifs, les avoir aidés à fuir. « Quelqu’un est tombé, qui était grand ». Est-ce la chute inaugurale, le corps du père abattu sous les balles, que de performance en projet artistique, le fils tentera d’approcher, célébration d’un héros si loin si proche ? Puisque chacun raconte et embellit de nouveaux détails la légende du père, pourquoi ne pas tenter de la faire sienne, même s’il ne reste aucun souvenir, juste quelques anecdotes familiales et le début d’un prénom que l’on porte après lui — c’est vrai et « c’est aussi très irréel même si le propre de la réalité est de paraître irréelle ».
Comment dès lors trouver sa place, faire autrement que lui alors que son propre corps reproduit des gestes, des mimiques, cette filiation de la chair ? D’abord quitter le village du père pour ne plus être le « fils de », arrêter « de dessiner pour ne faire que gommer » — geste artistique têtu, quête existentielle — et finalement prendre la mer, même si c’est aussi le goût du père « pour les horizons que l’on repousse doucement ». « Est-ce que tu as envisagé de semer le fantôme sur cet océan sans repères, toi, dissimulé sur ton tout petit Ocean Wave, aiguille dans une meule de foin ? »
Bas Jan Ader pourrait sembler être l’auteur de performances saugrenues, l’artiste voulant « oser ce que les téméraires évitent », celui qui tente d’unir héroïsme et pitrerie, préparation maniaque et fulgurance, « la radicalité du geste et son idiotie ». En lisant le si beau et singulier livre de Thomas Giraud, on pense aux Envolés d’Etienne Kern, comme à Jean-Yves Jouannais qui, dans Idiotie justement, mentionne Bas Jan Ader parmi « les expérimentateurs qui semblent se foutre de tout, des photos sans qualité, des œuvres sans prétention apparente ». C’est cette surface que sonde et questionne Thomas Giraud, dans une prose itérative et fulgurante comme les chutes de sa figure centrale, faisant retour à cette ultime performance, à cette image du bateau à la verticale dans l’océan, image dont le livre naît, image à laquelle toutes les performances et expériences antérieures conduisent, image à la fois logique et inexplicable, inconnue au sens mathématique du terme.